Je devais avoir environ
treize ans. Ça se passait donc vers 1964. Je vivais à Paris. Une
idée saugrenue me vint un jour : « et si je regardais dans les
yeux les jeunes filles quand je les croise ? » Ce que je fis.
Je remarquais alors un phénomène étrange qui me laissa perplexe.
Chaque fois que je fixais dans les yeux une jeune fille que je
croisais, elle baissait systématiquement les yeux. Exceptée l'une
d'elles qui soutint mon regard. Je me souviens très bien où je l'ai
croisé : entre les deux squares devant la mairie du quatorzième
arrondissement.
Pourtant j'étais bien
jeune. Ma mère m'accompagnait. Je n'étais certainement pas si
impressionnant que ça.
Neuf ans plus tard, en
1973, j'avais vingt-deux ans. Je marchais dans les rues de Paris.
J'avais l'impression que toutes les jeunes filles me regardaient.
L'explication était simple. Pour la première fois de ma vie j'avais
une copine. Je marchais avec elle et visiblement étais ainsi
« neutralisé ». Les filles ne me craignaient donc pas.
Tout dernièrement je
faisais remarquer à une sympathique amie que les femmes à Paris
n'osent pas regarder visiblement les hommes inconnus dans les lieux
publics. Elle m'a répondu : « c'est normal. Si une femme
regarde visiblement un homme inconnu, c'est une avance. »
L'explication est là :
les hommes sont réputés vouloir tout le temps baiser. Nombre
d'entre eux se conformant avec cette idée. D'où la stratégie
d'évitement pratiquée par la plupart des femmes. Il existe des
exceptions. Certaines filles ne se gênent pas pour visiblement
regarder les hommes.
Le dérèglement masculin
de l'appétit sexuel pourrit tout et empêche la communication. Et
s'il s'agit du toucher, c'est pareil. Si une femme accepte juste
d'être effleurée par un inconnu, ça signifie qu'elle accepte de
coucher. Il y a bien des années, une jeune femme dont j'avais fait
la connaissance dans le métro a accepté de venir chez moi. Quelles
étaient ses intentions ? Les connaissait-elle elle-même ? Je ne
sais pas. Toujours est-il que cherchant à explorer le domaine
relationnel, et alors très ignorant de celui-ci, je lui ai à un
moment-donné effleuré volontairement un genou. Elle n'est jamais
revenue. Sans le savoir clairement, j'avais exprimé par mon geste
une invite sexuelle explicite.
Cette interprétation du
toucher perturbe aussi les relations entre hommes. Car en général
tous les touchers entre hommes à Paris, à part se serrer la main,
sont considérés à priori comme de nature homosexuelle. Ce qui fait
que quand un homme apprécie un autre homme et cherche à l'exprimer
chaleureusement et tactilement, il en est réduit à lui serrer la
main plus longuement que d'habitude. Ce qui dévaste l'ensemble des
relations humaines, c'est la croyance dans le fait que pour les
humains de sexe mâle la recherche du coït est forcément
permanente. Même des hommes paraissant plutôt gentils, respectueux,
bien élevés, souscrivent à cette croyance. Celle-ci amène à
diviser l'être humain. De même que le sexe est caché par les
vêtements, il est sensé participer à une sorte d'autre vie,
parallèle à l'habituelle, des fois même contradictoire. Il y
aurait la vie publique normale et la vie « sexuelle ».
Des comportements jugés déplorables dans la vie publique normale
pourraient ainsi être justifiés et honorables dans la vie
« sexuelle ». Par exemple, mentir ou frapper quelqu'un,
comportements jugés déplorables dans la vie publique normale,
deviendraient normal et allant de soi dans la vie « sexuelle ».
Cette manière fantaisiste et aberrante de considérer les choses est
acceptée par beaucoup de gens. La vie est une. Il n'existe pas une
cloison étanche entre la vie publique en général et une vie autre
qui serait « sexuelle ». La division des rapports humains
imaginée ainsi est invalidante pour le vivre ensemble, qu'il soit ou
non proclamé « sexuel ».
Basile, philosophe
naïf, Paris le 28 juillet 2016
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