dimanche 8 novembre 2015

452 Anatomie du chagrin d'amour

Tout dernièrement, je croise un jeune homme qui, quelques bières aidant, me fait part en détail d'un terrible chagrin d'amour. Situation classique : il avait durant plusieurs années une copine. Qui est partie finalement avec son meilleur ami à lui. J'ai déjà entendu il y a plus de vingt ans une histoire largement similaire. J'ai aussi moi-même connu des « chagrins d'amour ». Mais, pourquoi faire un tel drame d'une histoire sommes toute habituelle, classique, déjà vue ? Il faut trouver une explication.

Quand nous vivons un moment heureux : une soirée avec des amis, une fête, un séjour à la campagne, une partie de tennis ou d'échecs, nous savons pertinemment ce plaisir limité dans l'espace et le temps. Quand il s'agit d'amour, nous voulons ce bonheur sans limites et sans fin. Comment et pourquoi cultivons-nous une pareille absurdité ? Toutes les choses possèdent une durée et une fin. Si, par avance, nous prétendons à une durée illimitée et une absence de fin pour notre amour, nous nous préparons à une terrible déception obligatoire. En quoi est-ce un sacrilège de cesser de prétendre faire systématiquement rimer « amour » avec « toujours », voire « éternité » ?

Je me souviens, c'était en 1985 à Pléneuf-Val-André dans les Côtes-du-Nord, rebaptisées depuis « les Côtes-d'Armor ». Une jeune minette de 15 ans s'était amourachée d'un jeune homme de son âge, fréquentant le même club de plage. Et cette fillette se demandait combien de temps son « amour » allait durer. Elle était encore presque au biberon et voulait vivre un amour « éternel ». C'était tout à fait ridicule. Cette année 2015, en revanche, une jeune femme m'a surpris. Vivant en couple avec deux enfants et apparemment en la meilleure harmonie possible, elle m'a confié : « mon ami et moi on souhaite que ça dure. Mais, nous sommes parfaitement conscients que ça pourra aussi un jour s'arrêter ». Si on délire en amour pour le vouloir « illimité » et « éternel », je crois en savoir la raison. Quand nous sommes enfant, vers l'âge de 4 ans environ commence notre « enfance prolongée », qui dure ensuite environ une dizaine d'années au moins. Durant ce temps, les parents sont des dieux. On les imagine parfaits. Et on emmagasine ce modèle d'amour. « Maman a pour moi un amour illimité et elle me protégera toujours », rêve l'enfant que nous sommes. Nous n'avons pas d'autre modèle d'amour. Alors ensuite on ne veut pas voir la réalité, mais on veut la faire coïncider avec notre imagination. Qui se perd dans des fantasmes totalement infantiles et irréels.

Quand un jour nous cherchons l'amour d'un garçon ou une fille, le seul modèle de référence est notre amour enfantin pour papa ou maman. Et nous nous tirons une balle dans le pied en idéalisant l'autre et souhaitant de sa part un amour illimité et éternel. Exactement comme celui de nos parents nous semblait illimité et éternel vu par nos yeux d'enfants. Il est nécessaire de se dégager de ce modèle fantastique. Cesser d'encenser « l'amour » comme un dieu. C'est juste un aspect des relations humaines parmi d'autres. Qui a toujours un début et une fin, ou tout au moins une évolution.

Si nous partions en amour dans l'idée que la durée de l'amour est limitée comme son ampleur, ce serait déjà le début d'une garantie de ne pas sombrer dans le « chagrin d'amour »; Qui peut conduire à la dépression, voire au suicide, à la drogue, l'alcoolisme. L'éducation y gagnerait si les romans mettaient en scène des amours réussis et à durée limitée. « On a été heureux ensemble un temps et puis la vie a changé et on s'est éloigné. » Les institutions épousent les fantasmes. Il n'y a pas si longtemps le divorce n'existait pas. Le mariage est un contrat à vie, sauf dénonciation éventuelle. Mais aussi il faut être conscient qu'il y a peu encore le mariage et l'amour étaient tout à fait indépendants. On devait se marier, par nécessité, conventions, intérêts. Qu'on s'aime ou pas. Un ami à moi qui était né en 1956 me disait qu'il y a quelques décennies, en Auvergne, si une fille ou un gars était héritier d'une ferme, on ne le laissait danser qu'avec un jeune à l'héritage équivalent.

Basile, philosophe naïf, Paris le 8 novembre 2015

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