Pour saisir la pensée
humaine dominante, il est souvent très intéressant de se pencher
sur l'étymologie des mots utilisés. Ainsi l'étymologie du verbe
violer : on relève ce mot dans un ouvrage manuscrit
intitulé Quatre livre des Rois et datant de l'année 1170. Il
a alors le sens de « abuser d'une femme » . Il est emprunté au
latin violare « traiter avec violence », « violer », «
profaner, outrager », mot dérivé du latin vis « force,
violence ». Violer ne concerne donc ici que les femmes...
Pourtant on peut violer
un homme ou un petit garçon. J'étais justement un petit garçon
quand ça m'est arrivé. J'ai pensé par la suite, comme je n'ai pas
noté la date à l'époque, que j'avais alors huit ans. En y
réfléchissant plus je crois que c'était plus tôt dans ma vie. Je
devais alors avoir sept ans. Ça s'est donc passé il y a presque
soixante ans. Ça a tout cassé, mais je m'en suis plutôt bien
sorti. Car je suis vivant après avoir été très longtemps
suicidaire, sans parvenir à comprendre pourquoi.
Généralement on ne
parle pas ou on parle peu de ce genre d'histoires. Pourtant c'est le
silence, le fait de se taire qui fait sans doute le plus mal. De
victime on devient « coupable ». On a honte d'avoir été
agressé ! Un comble ! Encore faut-il parvenir à réaliser
ce qui s'est passé et les conséquences de ce qui s'est passé. Chez
moi ça a mis du temps. Pour en prendre conscience il m'a fallu plus
de quarante ans.
Les conséquences de la
série d'agressions que j'ai subi ont été incalculables. Alors que
j'avais des idées, une conception de la vie très traditionnels :
mariage, fidélité, famille, travail... j'ai tout raté. Je n'ai eu
ni réussite professionnelle, ni famille. Si j'étais tout à fait
« classique » je pourrais me plaindre en disant qu'ainsi
« j'ai raté ma vie ». En fait heureusement ma manière
de penser n'est pas complètement classique. Par exemple, croyant à
la réincarnation je ne dirais pas : « j'ai raté ma
vie », mais plutôt : « j'ai plus ou moins raté
cette vie dans le domaine matériel, on verra quelque chose de mieux
et différent dans la prochaine. » Je reste de toutes façons
optimiste, c'est dans ma nature. Et puis tous les hommes et toutes
les femmes n'ont pas tous des enfants, ils n'ont pas pour autant
forcément « raté leur vie ». Je fais de bonnes choses,
j'ai de très bons amis et j'aime mon prochain. Ce qui me donne
beaucoup de satisfactions. Et à défaut de m'occuper de « ma
famille », des enfants que je n'ai pas, et des petits-enfants
que je n'ai pas non plus, je m'occupe agréablement des autres qui
appartiennent tous à mon immense famille humaine, pas simplement à
« ma descendance ». Et faire profiter d'autres de ce
qu'on sait, ses idées, son expérience, son soutien moral, n'est-ce
pas déjà en faire ainsi un peu « ses descendants » ?
À
l'âge de sept ans j'ai été violé. À
vingt-sept ans j'ai eu un accident de moto. À
trente-deux ans j'ai été attaqué par un voyou armé d'une
bouteille qui m'a volé ma montre et mon argent. Il n'y a pas plus de
honte à déclarer qu'on a été violé, qu'on a eu un accident de la
route ou qu'on a été attaqué et dévalisé par un voleur. Pourtant
de nos jours et traditionnellement c'est une honte d'avouer qu'on a
subi un viol, et pourquoi donc ? Je n'avais rien demandé. N'ai
pas compris ce qu'on me faisait subir, ni n'ai très longtemps
compris les conséquences et leur ampleur catastrophique. J'ai connu
une peur permanente qui m'a handicapé durant plus de quarante ans.
Et je devrais en avoir honte ?
Quand j'étais déjà
grand, ma mère m'a dit un jour, intriguée : « tu sais,
petit tu riais tout le temps, et puis un jour, soudain, ça a cessé.
Pourquoi ? » Elle attendait une réponse. Je ne la
connaissais pas encore. Je pense ici à une petite fille qui m'a dit
un jour : « je souriais tout le temps, avant... »
Avant quoi ? Elle ne me l'a pas dit. Et dans l'état
psychologique traumatisé où je me trouvais, je ne risquais pas de
demander des précisions. Aujourd'hui je pense qu'elle a certainement
été violée. C'est à présent une mère de famille. Elle mange de
trop et est un peu obèse. Moi, je sais pourquoi.
Cette femme ne racontera
pas sa vie. Fera comme si de rien n'était. Elle n'osera pas parler.
C'est aussi pour elle et tous ceux et celles qui se taisent et
n'osent pas parler que je prends aujourd'hui la parole. Sortez à la lumière ! Faites votre « coming out » de violé !
La société patriarcale
où nous vivons n'aime pas être dérangée dans son fonctionnement.
Les violés doivent se taire. Quand ils parlent il faut voir aussi ce
qu'on dit d'eux. Quantité d'écrits proclament que le viol
incestueux est « un meurtre psychique ». Cruel propos,
car si vous avez été violé dans le cadre familial, que vous
reste-t-il à faire ? Vous suicider ? Si vous êtes tué
psychiquement, autant en finir tout à fait ? C'est quoi ce
discours criminel et pseudo-dénonciateur, pseudo-solidaire des
victimes ? Il sert à faire disparaître les victimes et témoins
et assurer l'impunité des coupables ?
La base du viol est le
patriarcat : le droit et devoir des hommes de « posséder »
les femmes et même au delà, les enfants passent parfois aussi à
la casserole. Il y a un propos particulièrement ignoble que je veux
dénoncer ici. Quand un adulte agresse sexuellement des gosses, on
proclame pratiquement systématiquement que s'il mal agit ainsi,
c'est parce qu'il a subi enfant la même chose. J'ai été agressé
enfant. Ce genre de propos ne m'a pas laissé indifférent. Il m'a
même fait beaucoup souffrir, pourquoi ?
Pour deux motifs :
l'un est que j'ai hésité à déclarer ce qui m'était arrivé en me
disant : « oui, mais alors, si je révèle que j'ai été
violé enfant, on va me soupçonner d'être un violeur d'enfants au
moins potentiel. Un monstre par vocation qui ne saura pas résister à
d'horribles desseins. » L'autre motif est pire encore :
« si c'est vrai que les violés enfants devenus adultes
deviennent violeurs d'enfants, alors je suis un monstre qui s'ignore.
Un jour fatalement je commettrais des actes horribles. »
Il a fallu attendre l'âge
de soixante-six ans et le jour où j'écris ce texte pour me
débarrasser de ces abominables conneries. Je me suis simplement fait
remarquer à moi-même la très simplissime chose suivante :
« je n'ai jamais violé d'enfant ni n'ai ressenti le moindre
désir de commettre un crime pareil. » Alors tout ce discours
sur les violés enfants devenant fatalement violeurs d'enfants d'où
sort-il ? De la volonté de dissimuler la cause réelle des
viols : la morale patriarcale, qui donne aux machos leur queue
pour arme et outil de domination. Domination que leur cerveau
détraqué conduit des fois à étendre jusque y compris les enfants
en les agressant.
La morale patriarcale
oblige, ordonne aux hommes d'être « à la hauteur »,
« d'honorer » les femmes, etc. Dans les années 1970, la
pilule aidant, nous avons connu la grande farce de « l'amour
libre ». La « liberté » en question consistait en
l'obligation de baiser le plus possible avec le plus grand nombre de
partenaires possible. J'aurais pu passer à travers sans trop de
dégâts, handicapé que j'étais par la peur issue des agressions
subies durant l'enfance. Mais j'ai du alors subir le déniaisage
stupide que m'ont infligé ma mère et le médecin de famille en me
précipitant dans les bras d'une vague copine. Quand je suis parti en
vacances en camping avec elle, je me disais, résigné : « il
faudra en passer par là. » J'en suis passé par là. Ça m'a
compliqué encore un peu plus la vie. Bravo la mère et le docteur !
Et si j'étais resté « puceau » y compris jusqu'à
aujourd'hui où j'ai soixante-six ans, où aurait été le problème ?
C'est quoi, cette histoire de baise obligatoire ? Quant à cette
parfaite foutaise de « l'amour libre », elle n'a pas
résisté à l'arrivée du SIDA.
Avec l'invasion
pornographique, il semblerait que de nos jours beaucoup de jeunes
gens et jeunes filles croient intelligents d'imiter les vidéos.
C'est sans doute ce qui a amené récemment une jeune, fraîche et
jolie fille à me faire des avances précises. Auxquelles je n'ai pas
donné suite, car elles ne correspondaient à rien comme sentiments
et menaient à une pratique très sommaire des câlins. Elle voulait
« se faire » un ami de sa mère. Conduire une recherche
archéologique dans le domaine du sexe. Je n'ai pas donné suite à
son projet. Il ne s'est rien passé. Elle ne s'en est nullement
offusqué. Nous sommes restés les meilleurs amis du monde. J'ai
atteint une certaine maturité et arrive à en faire profiter
d'autres. Puisse ces deux pages écrites aujourd'hui en témoigner.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 1er mai 2017
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