Nos souvenirs de la très
petite enfance nous donnent des informations précieuses sur le
fonctionnement de l'instinct humain. J'ai un très vieux souvenir qui
m'a interpellé. Je dois avoir trois ans, voire deux. Je suis dans
une sorte de couloir. Mon père m'a abandonné là pour aller autre
part. Je n'ai pas de vêtements sur moi. Ou me sens en tous cas nu.
Et j'éprouve une peur panique que quelqu'un d'étranger, d'inconnu,
débarque soudain. Et me voit nu. Ce n'est pas de la honte, de la
pudeur, mais de la peur pure et terrorisante.
Un autre souvenir qui
date de l'époque où j'ai probablement quatre ans, cinq au maximum.
Nous sommes à la gare pour nous en aller. Mon père est près de moi
et parle au guichet avec un employé que je ne vois pas. Et ensuite
nous montons dans le train pour partir. Je trouve prodigieux que mon
père sache quoi dire et faire avec l'employé du guichet pour que
nous puissions ensuite monter dans le train et partir.
Rétrospectivement et bien plus tard j'ai réalisé que je trouvais
mon père prodigieux parce qu'il savait acheter des billets de chemin
de fer !
Ces deux souvenirs
cadrent bien deux aspects de notre enfance contrariée et prolongée.
D'une part, pourquoi cette peur panique d'être vu nu par un inconnu
? Parce que lors de notre entrée dans l'enfance prolongée, nous
nous sentons trahi par notre instinct. Nous avions cru grandir,
devenir fort. Non, on nous annonce et fait comprendre que nous sommes
immensément faible. Et nous sommes trahis par nous-mêmes : nos
certitudes nous ont amené au stade où on nous fait comprendre que
nous sommes incapable de nous débrouiller par nous-mêmes. Condamné
à dépendre des grandes personnes pour un gigantesque nombre
d'années. Donc, être très petit nous conduisait non à devenir
autonome, mais à entrer dans le tunnel interminable de notre enfance
prolongée. Au diable l'enfance qui nous a trahi ! Vite ! Il faut
devenir grand ! Et qu'est-ce qui caractérise le fait d'être petit
et vulnérable ? C'est singulièrement la nudité, les câlins, les
caresses. Fi de ces états et échanges traîtres ! Au diable la
nudité ! C'est la marque de notre débilité enfantine face aux
grandes personnes grandes fortes et habillées ! C'est
pourquoi j'avais peur d'être aperçu nu. J'étais en situation de
faiblesse. Qu'est-ce qui pouvait alors m'arriver ? Être dévoré ?
Les craintes enfantines sont si vite développées ! Il suffit d'un
masque de loup pour que l'enfant voit le loup qui va le dévorer !
Certains petits enfants ont même peur des clowns !
Le deuxième souvenir à
rapport au savoir des grandes personnes vus par les enfants
prolongés. Alors qu'on devrait se sentir fort, on est devenu faible
car on n'avait pas « le savoir ». Notre instinct nous a
trahi. Et les prodigieux dieux que sont les grandes personnes sont là
pour nous protéger.
Plus tard, quand nous
sortons de l'enfance prolongée, nous trainons quantité de
casseroles derrière nous : la volonté de pouvoir, le désespoir, la
violence, le rêve. Quand « le sexe » arrive, on croit
disposer de la clé pour résoudre notre détresse. La pierre
philosophale sexuelle dont disposeraient les grandes personnes est
enfin à notre disposition ! Elle changerait le plomb du quotidien en
l'or du rêve réalisé et à notre portée. Dominer deviendrait bien
et faire mal, avoir mal également. « Si j'ai eu mal, c'est que
j'en avais envie », me disait une dame que j'ai connu, faisant
le bilan d'une douloureuse sodomie. Erreur, il n'y a pas de pierre
philosophale sexuelle qui verrait une sorte de magie résoudre le
problème de la détresse née de l'enfance prolongée. Il faut
remettre en question celle-ci, voilà tout. Et cesser d'avoir peur de
tout. Chercher papa et maman partout. Voire chercher à se soumettre
à papa sexe ou maman sexe qui donne des ordres : je bande, donc je
dois... et ainsi j'arriverais au nirvana sexuel. Qui n'existe pas.
Comme le Grand Amour, qui est une illusion. Les vrais couples
fonctionnent différemment. La carence tactile est générale. C'est
une famine générale permanente. Le bonheur est possible. Il suffit
d'y croire. Chercher. Oser se remettre en question mille fois.
Avancer toujours. Et persévérer infiniment au delà des limites du
raisonnable !
Basile, philosophe
naïf, Paris le 7 décembre 2015
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