« Moi, je garde
tout. » « Je n'arrive pas à jeter. » Voilà des
propos qu'il n'est pas si rare que ça d'entendre. Quand quelqu'un a
une grande maison, que d'amis le sollicitent pour conserver
d'encombrantes affaires qui ne leur servent à rien ! D'où
viennent ces tendances étranges à tout conserver ?
Les objets parasites
envahissent la demeure de personnes y compris raisonnables. Cartons
pleins de papiers inutiles, vaisselle poussiéreuse, médicaments
périmés, caisses de livres plus ouverts depuis vingt ou trente ans,
bocaux de coquillages ramassés sur la plage, « souvenirs »
à n'en plus finir... Plus que nos objets soient à notre service,
nous nous mettons « au service » des objets.
L'explication de ce
comportement absurde et nuisible à soi et aux autres se trouve dans
le patriarcat. Il ordonne de « posséder » l'autre. Or,
par définition un être humain ne peut pas posséder un autre être
humain. Alors on cherche des compensations. Le comportement le plus
spectaculaire consiste à accumuler de l'argent. C'est la
chrématistique que dénonce Aristote. Mais ce n'est pas la seule et
unique des chrématistiques. À défaut d'être riche et pouvoir
garder des coffres-forts pleins de liquidités inutiles, gardons,
gardons ! Quoi donc ? Tout et n'importe quoi. L'essentiel
est le sentiment, la sensation malade de « posséder ».
Par exemple : de la nourriture périmée, des bouteilles de vins
alors qu'on ne boit pas, tous les textos reçus dans son téléphone,
etc.
Toute la difficultés de
jeter, le refus de jeter, a la même origine. Pour se la cacher on
trouvera plein de belles excuses. L'une des plus courantes est :
« je vais trier »... et on ne trie jamais. C'est de
toutes façons trop long et trop difficile de trier. Car en fait on
veut conserver des tonnes de choses inutiles dont le seul rôle est
de servir de substitut à une possession humaine rêvée et
impossible.
Je voulais trier des
photos. D'abord je ne m'en sentais pas la volonté. C'était ce
matin. Je me suis dit finalement : « chrématistique,
poubelle ! » Et tout est allé ensuite très vite. Je n'ai
pas eu de peine à éliminer une trentaine de photos.
Les artistes sont souvent
miséreux. Parmi ces miséreux un certain nombre qui veulent eux
aussi « tout garder ». À commencer par leurs œuvres
d'arts. Pas question de les abandonner ! Résultat, on ne vend
pas.
Mon père a peint et n'a
jamais rien vendu, à ma connaissance. Dans les années 1960, il avait
commencé et autant dire achevé une peinture montrant deux drakkars
en pleine mer, l'un pourchassant l'autre. Elle était de très grand
format. Un ami suisse de mon père, en visite chez nous, regarde le
tableau et demande combien il coûte. Il veut manifestement l'acheter
et en a les moyens. J'étais présent. Mon père a fait la sourde
oreille et n'a pas répondu à la question. Le Suisse n'a pas
insisté. Bien plus tard le tableau a mal fini et a été détruit.
Ne pas vendre apparaît
littéralement être un but pour beaucoup d'artistes. Collectionner
ses propres œuvres. Les conserver. Moi aussi, qui peint, ai le même
problème. On se trouve des excuses. Ça paraît trop compliqué de
vendre, etc. La vraie raison, encore et toujours, qu'on ne réalise
pas, c'est le patriarcat. Vouloir posséder l'autre, un ou une autre,
à tous prix. Et comme c'est impossible, à défaut accumuler,
accumuler, accumuler, posséder, posséder, posséder... sans trêve
ni repos.
Quand on prend conscience
des chrématistiques, jeter, qui était impossible, devient enfin
possible. On se libère des objets et on les libère de nous. Ils
peuvent enfin aboutir là où en très grand nombre ils sont attendus
avec impatience depuis très longtemps : la poubelle, et aussi
le don ou la vente.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 4 juin 2017
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