L'entrée dans l'enfance
prolongée est marquée par le sevrage câlinique. Il est d'une
violence inouïe et insoupçonnée tellement il appartient depuis
longtemps, très longtemps, à nos traditions culturelles. Les
humains cessent alors d'être câlinés, caressés, mordillés, parce
qu'ils sont à présent considérés, classés comme « grands ».
Un des paradoxes de l'enfance prolongée est qu'elle est ici appelée
« être grand ». De même, c'est au nom de l'autonomie,
l'indépendance, qu'on niera l'autonomie au sein du groupe du petit
humain. Il sera sommé dorénavant de dormir seul, se laver seul.
Déséquilibré, désespéré, il va devenir dépendant de ceux qui
s'occupent de lui. Sa pseudo-indépendance sera une entrée dans la
dépendance. L'enfant qui hurle de terreur et désespoir quand on
l'enferme seul dans sa chambre obscure le soir est dépendant.
Je me souviens
parfaitement bien comment, petit, j'adorais qu'on me glisse une main
de temps en temps par le col de mon vêtement. Et me passe celle-ci
dans le dos. C'était très agréable. Quand soudain, sans
justificatifs, sans prévenir, ce geste fut abandonné. J'en ai été
extrêmement contrarié. N'ai pas compris pourquoi j'étais
subitement ainsi privé de ce plaisir. N'ai pas osé demander une
explication. N'en ai même pas eu l'idée. En fait c'était là un
aspect de mon sevrage câlinique. J'étais devenu « grand »
et n'avait plus droit à cette caresse. J'entrais dans mon enfance
prolongée.
L'entrée est un
traumatisme. La sortie le sera aussi, car en fait elle ne se fera pas
sans mal et séquelles de cette perturbation majeure de l'être
humain. D'autant plus que loin de retrouver une authenticité, une
liberté, une joie perdues, l'être humain va être confronté à
tout un tas de perturbations nouvelles. Il va se heurter à un
ensemble de règles monstrueuses, toutes plus ou moins reliée à un
ensemble impressionnant baptisé par son nom traditionnel : « la
chair », ou par son nom « moderne », « laïque »,
« scientifique » : la « sexualité ».
Au nom de la sexualité
s'égrène les interdits et obligations : interdiction d'être vu, de
voir l'autre, de le regarder, d'être regardé, de le regarder avec
intérêt, d'être regardé avec intérêt. Précision nécessaire :
vu, regarder, regarder avec intérêt, il s'agit ici d'être vu en
entier, c'est-à-dire, dans le jargon conventionnel : être vu,
regardé « nu ». Nos traditions ont fait de l'état
naturel, en le prohibant, un état particulier : la « nudité ».
Il sera également interdit encore plus sévèrement d'être vu en
érection ou les cuisses écartées si on est une femme, une jeune
fille ou même une petite fille, d'être vu en train d'uriner,
déféquer, baiser ou se masturber ou être masturbé, ou de voir
uriner, déféquer, baiser, être masturbé ou se masturbant.
Un autre interdit majeur
sera celui du toucher. Défense de toucher, voire même de seulement
effleurer, même involontairement, l'autre. Il est courant et
hautement risible si on y réfléchit, de voir et se voir confondre
en excuses, par exemple dans le métro parisien, si vous avez, ô
horreur ! Juste à peine effleuré, involontairement, une personne
connue ou inconnue.
Les humains sont des
singes parmi d'autres, donc la toilette passe à l'origine par le
léchage. Lécher l'autre est rigoureusement prohibé. Et réservé à
la « sexualité ». On en fait une partie du délire
aberrant qui invente « les préliminaires ». Car le
toucher, la caresse, le fait de serrer dans ses bras, ou dormir avec
l'autre, deviennent prétendument dans notre culture l'antichambre de
l'acte sexuel o-bli-ga-toi-re. Gigantesque et confondante ânerie. A
laquelle participent parmi les pires calamités de notre culture :
l'idolâtrie du pénis et des testicules, la sacralisation de
l'érection et le culte de l'éjaculation.
Dans le langage courant
« avoir des couilles » ou simplement : « en
avoir », c'est être fort, courageux. Ne pas parvenir à
l'érection, c'est être « impuissant ». « Impuissant »
est une insulte. Et, par définition, les femmes n'ayant ni pénis ni
testicules, ce discours implique leur infériorité. D'ailleurs, ne
dit-on pas : « le sexe faible » pour parler du sexe
féminin ?
La sacralisation de
l'érection est une des pires calamités culturelles de notre
société. Si un nouveau-né ou un petit garçon bande, personne
n'ira imaginer qu'il a envie de baiser. En revanche, dès qu'un zizi
de plus de douze ans devient dur, il y a une armée de cons et connes
pour croire que baiser est alors bien, souhaitable, naturel,
nécessaire, inévitable. C'est-à-dire enfoncer ce pénis dans un
vagin ou un anus ou une bouche féminine ou masculine. Ou alors, au
minimum, il faudrait à défaut se frotter ou faire frotter le membre
afin de parvenir à l'éjaculation. Incroyable sottise et fondement
d'habitudes masturbatoires qui font qu'un individu humain de sexe
mâle âgé d'à peine vingt ans et quelques s'est souvent déjà
masturbé plusieurs milliers de fois !
Et les câlins dans tout
ça, où sont-ils ? Il y en a peu ou guère. C'est du plus hautement
comique de voir dans des vidéos pornographiques des mâles allongés
ou debout, les bras le long du corps, ne bougeant pas, cependant
qu'une dame ou un monsieur leur fait une gâterie ! Gâterie qui
n'est en fait qu'un vague succédané des toilettes linguales du
singe humain de jadis. À
regarder l'acharnement de la dame ou du monsieur à chercher à
parvenir à l'éjaculation, il y a de quoi bien rire !
Et l'éjaculation, on en
a fait un vrai sujet d'adoration ! Ce serait le summum du plaisir,
presque même le but de la vie. But restreint en temps écoulé, sans
mauvais jeu de mots. Mais, en fait, il en est de l'éjaculation comme
de n'importe quelle activité humaine. Elle peut aller du très
désagréable au très agréable. Et quand on cherche avec angoisse à
la « réussir », on s'assure, bien sûr, de la
rater.
Ainsi, d'illustres dragueurs multiplient les aventures en rêvant à une personne rencontrée il y a longtemps. Avec elle, ce fut fabuleux... et depuis, plus rien de bien intéressant. Ne cherchez pas pourquoi des dragueurs changent de conquêtes, troquant souvent une créature de rêve contre un cageot. Ils s'ennuient avec. Mais n'oseront pas l'avouer. Leur réputation de chanceux en prendrait un sacré coup ! Comme tous consumérismes, le consumérisme sexuel est un ratage et une médiocrité.
Ainsi, d'illustres dragueurs multiplient les aventures en rêvant à une personne rencontrée il y a longtemps. Avec elle, ce fut fabuleux... et depuis, plus rien de bien intéressant. Ne cherchez pas pourquoi des dragueurs changent de conquêtes, troquant souvent une créature de rêve contre un cageot. Ils s'ennuient avec. Mais n'oseront pas l'avouer. Leur réputation de chanceux en prendrait un sacré coup ! Comme tous consumérismes, le consumérisme sexuel est un ratage et une médiocrité.
On le voit, la fin de
l'enfance prolongée ne signifie nullement renouer avec
l'authenticité perdue. Et cela moins encore dans le domaine des
câlins qu'ailleurs. Il n'est pas question pour nous et pas possible
de prétendre redevenir des singes. Mais rompre avec toutes sortes de
stupides traditions nous permettrait et permet à certains
d'améliorer leur condition.
Ainsi, la prétention de
traduire l'intérêt esthétique pour une belle personne par un
prétendu désir sexuel. Ce fantasme stupide, je m'en suis
débarrassé. Aujourd'hui, si je vois passer une jolie fille, je peux
admirer ses courbes, sans pour autant m'imaginer quoi que ce soit de
plus que le fait que je suis invité par la Nature à un beau
spectacle. La fille, je ne la connais pas et n'ai pas grand chose à
voir avec elle. Sauf que j'admire les formes que la Nature lui a
donné. Toute autre chose serait de la prendre, comme beaucoup hélas,
pour une sorte de gros gâteau au chocolat qu'il faudrait chercher
d'urgence à consommer.
Quand j'étais petit,
dans les années 1950 et 1960, le sexe était prohibé. On n'en
parlait pas. N'existait ni liberté de contraception, ni
d'avortement. La pornographie discrètement se diffusait sous le
manteau. Aujourd'hui, le sexe s'affiche partout. Et la consommation,
voire la compétition sexuelle, sont des vedettes culturelles.
L'impression que me donne cet étalage, est qu'on a troqué une
époque de merde pour une autre. Car l'amour, les câlins, la
relation humaine, c'est autre chose. Et, de même qu'elles se sont
mises hier à boire et fumer « comme des hommes », bien
des filles aujourd'hui draguent « comme des hommes ».
Imiter l'homme dans sa bêtise n'est pas une affirmation de
l'authenticité féminine. Et faire de l'homme le modèle à suivre
revient à lui accorder la supériorité. Il reste aujourd'hui à
l'homme comme à la femme de chercher à être eux-mêmes
véritablement. Ce qui leur permettra de se retrouver et se
rencontrer.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 26 octobre 2015
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