mardi 29 janvier 2013

83 Jouer avec Carnaval

La base du Carnaval de Paris sont les goguettes. Au XIXème siècle, quand il est immense, celles-ci prospèrent. Leur esprit carnavalesque vit toute l'année. Comme elles remettent le monde à l'endroit, on y parodie ce qui en exprime le caractère le plus direct et violent : l'autorité. C'est pourquoi les responsables des goguettes s'y affublent généreusement de décorations de fantaisie. C'est un jeu. A la même époque, au niveau de l'état, les officiels portent dorures, épées, et titres ronflants.

Charles Gilles, illustre goguettier, exprime bien cette moquerie de l'autorité. Il crée en 1839 une goguette dont les membres sont des animaux. Les femmes sont des fauvettes, et Gilles, victime désignée, le Moucheron. Marc Fournier parle de la Goguette des Animaux en 1845 :
« L'homme, ont-ils dit, est un animal de toutes les manières, par la figure comme par les passions. Il embrasse, dans ses variétés innombrables, les quatre grandes divisions zoologiques: il est vautour ou hibou, rat ou lion, vipère ou hareng saur, car nul animal n'est plus animal que l'homme ! »
C'est par suite de ces magnifiques découvertes que le bouchon de la rue de la Vannerie recèle dans la personne de ses habitués une ménagerie qui eût fait pleurer d'attendrissement défunt M. de Jouffroy lui-même. Les Animaux, admettant, d'ailleurs, avec Descartes, toute l'importance du langage philosophique, ont étayé leur système d'un argot aussi riche que figuré. Le président du cénacle s'appelle le Moucheron, en vertu du privilège dont il jouit de bourdonner beaucoup pour ne rien dire. Le marchand de vin chez qui se tient l'assemblée se nomme le Terrier, parce que son local ressemble plutôt à une cave qu'à un boudoir. Le Cricri, c'est le maître des chants, animal monotone et soporifique. Carter, ce fameux dompteur de bêtes féroces, est devenu le plus impérieux des commandements, et signifie silence ! La séance s'ouvre par ces mots : La grille est ouverte ! La formule des libations est celle-ci : Du vin dans les auges ! Les battements de mains sont proscrits comme indignes de tout animal honnête, et la satisfaction s'exprime en frappant sur la table, de la patte ou du sabot. Le visiteur, par un sentiment d'hospitalité fort remarquable, a été nommé Rossignol. Quand un Rossignol veut passer bête, on ferme la grille et l'on procède à la cérémonie du baptême. Le Moucheron monte sur la table, tenant dans ses pattes un verre de trois-six médiocrement coupé, et le néophyte est introduit. Il faut que le jeune aspirant vide l'auge sans la plus légère grimace, en récompense de quoi le Lion lui impose les griffes et le Sapajou le consacre au râtelier par un geste sublime, ce geste qui déploie si bien les grâces du gamin de Paris ! La cérémonie se termine par une aspersion d'eau fraîche que le nouvel animal reçoit sur les oreilles, après quoi on l'émancipe par ces mots : Vu, tu es bête ! – Les Animaux, pensant avec Figaro que la femme est une créature aussi décevante que perfide, ne lui infligent jamais le baptême et ne l'admettant qu'à titre de visiteuse sous le pseudonyme de Fauvette.  ...
A l'époque, les goguettes sont tenues de faire savoir aux goguettiers réunis, en début de séance, qu'il faut éviter la politique. Gilles, paraît-il, au contraire, annonce : « Ici, on peut dire merde au roi ». Quand il se retrouve filé en permanence par un mouchard, il lui paye à boire.
Certains récupérateurs ont voulu faire de Gilles un révolutionnaire, alors qu'il est juste un carnavaleux. S'agissant de politique, il n'est pas révolutionnaire, ses opinions exprimées dans sa chanson Le Bataillon d'Afrique épousent parfaitement la cause coloniale :
Chef de la tribu perfide
Qu'Abd-el-Kader soudoya,
Monte ton coursier numide,
Si tu crains la razzia,
Surtout fais passer devant
Ta sultane et ta barrique.

Nous venons, sans plus d'entraves,
Pour régler certains écots ;
Vous allez danser, mes braves,
La danse des moricauds ;
C'est nous qui, dorénavant,
Vous fournirons la musique.
L'esprit de dérision du Carnaval est toujours bien vivant au Carnaval de Dunkerque. Comme me le disait il y a une quinzaine d'années une carnavaleuse, quand je lui faisais remarquer que le maire de Dunkerque participait aux festivités : « on ne lui demande rien. » Sous-entendu : « s'il est là, on s'en fout qu'il soit là. Ça ne nous dérange pas. Mais s'il ne serait pas là, ce serait pareil. Nous on fait la fête ! » Comme traditionnellement le maire jette des « kippers », des harengs le Mardi Gras du haut du balcon de l'Hôtel de Ville de Dunkerque, une année, de la foule où ils atterrissaient on se mit à scander : « Delebarre du homard ! » Delebarre étant le maire de la ville. Voulant jouer le jeu et plaire aux carnavaleux, la mairie par la suite ajouta aux kippers cinq homards en plastique grandeur nature. Il fut annoncé qu'en échange de ceux-ci serait remis à ceux qui les rapporteraient un vrai homard. Las ! C'était ne pas connaître l'esprit de dérision du Carnaval. Depuis ce moment, jamais aucun homard en plastique n'est revenu à la mairie de Dunkerque. Ils sont soigneusement conservés comme trophées. J'en ai vu un dans une « société philanthropique et carnavalesque » dunkerquoise. On me l'a exhibé fièrement. Témoin de la joyeuse bataille qui a du se livrer pour s'en emparer le jour du Carnaval, il était un peu amoché. Il lui manquait une antenne.
Les carnavaleux, par leur esprit, leur costume, montrent qu'ils s'en fichent de tout le décorum, la mise en scène étatique. Certains ont voulu en faire des révolutionnaires. Ce ne sont pas révolutionnaires. Car le révolutionnaire fait partie du système politique général. Il veut remplacer une institution qu'il critique par une autre sensée fonctionner qu'il dirige. Le Carnaval se moque de l'institution. Là où des singes jouent à être plus qu'ils ne sont. Le carnavaleux lui est un singe et le revendique bien fort. Ce rejet de l'autorité se retrouve dans le refus du code de convenances et morale sexuelle qui vient introduire la police jusque dans l'intimité des chambres à coucher. Ce qu'il est convenu d'appeler des débordements dans le domaine des mœurs au moment du carnaval, plus que les orgies des classes dirigeantes riches, sont en fait la négation de l'hypocrisie régnante.
En pleine foule de carnaval dunkerquois, j'ai senti une main me tripoter un endroit précis. Une jeune femme un peu éméchée, en rigolant avait entrepris sans se cacher de chercher à déboutonner ma braguette ! L'esprit régnant du Carnaval a fait que j'ai ri et me suis écarté. A un autre moment, là c'était en regardant le rigodon final de Malo-les-Bains, j'ai senti une main sur moi dans mon dos. Je me suis retourné et ai vu un masque de Carnaval dont j'étais incapable de préciser le sexe exact. Qui me regardait fixement. Dans ces deux cas, je me suis fait la réflexion qu'en temps normal j'aurais mal pris ce qui me faisait rire ou ne me faisait rien parce que c'était le Carnaval.
Bien sûr, si on veut, on peut certainement, comme me disait un sapeur-pompier de Paris à propos des Carnavals d'Allemagne, avoir une aventure sexuelle par jour de Carnaval. Mais plus encore que la possibilité d'aventures, le Carnaval, en se moquant de l'autorité efface les règles dominants la relation homme-femme. Et, en particulier, assure aux femmes la liberté d'exister. En Guyane, société extrêmement machiste, au moment du carnaval, elles se déguisent en touloulous. Et draguent ouvertement, comme le font les hommes, tout le reste de l'année.
Basile, philosophe naïf, Paris le 29 janvier 2013

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