lundi 21 janvier 2013

75 Du CRABE à la goguette, itinéraire d'une vie

L'art, pour bien se porter, a besoin que des artistes se regroupent. Il existe des exemples célèbres, par exemple : les poètes de la Pléiade, les peintres impressionnistes, les Surréalistes. D'autres sont moins connus, comme les Hydropathes, les Incohérents.

Né dans une famille de bohèmes, mère sculpteur, père artiste peintre, j'ai été assez tôt confronté au problème du fréquent isolement des artistes. Par exemple, sorti d'une école d'art, on se retrouve seul. J'ai tenté, dans la limite de mes modestes moyens, de remédier à cette situation.

Il y a 36 ans cette année, j'ai fondé le CRABE, c'est-à-dire le Comité pour la Réunion des Artistes Balbutiants Etc. Etc indiquait les non balbutiants. Ouvert à tous et pour la libre pratique de l'art.

Démarré en fanfare, cette aventure au bout de quelques mois se termina en eau de boudin. Il faut dire que pour aller à l'échec, j'ai été aidé efficacement.

La plus nombreuse réunion se tint chez moi. Il y eu 19 participants, soit un pour chaque mètre carré de mon habitation. Certains durent rester debout, au moins trois ou quatre qui assistèrent à notre meeting, pendant que les autres avaient réussi à trouver où s'asseoir en se serrant au maximum.

En fait, je ne l'ai réalisé que plus tard, venaient à moi des artistes demandeurs. Ils voulaient et attendaient l'un une salle pour exposer, l'autre de quoi monter un spectacle, le troisième une revue où publier qui serait ensuite diffusée par d'autres, etc. Comme ils s'aperçurent très vite que les moyens n'existaient pas, ils se volatilisèrent comme une volée de moineaux.

A la dernière réunion du CRABE vinrent trois personnes, moi, ma mère et une amie, Martine. J'entendis alors comme commentaire de notre réunion amaigrie : « ça, je m'y attendais ».

Entre-temps s'étaient déroulés quelques péripéties mouvementées. Trois participants politisés voulurent rejouer les grands conflits du genre de ceux qui ravagèrent le groupe surréaliste. A une réunion tenue dans le local prêté par l'École des Parents, je m'entendis reprocher d'avoir « une conception onaniste de l'Art », c'est-à-dire de trouver justifié de peindre, dessiner ou écrire pour son plaisir et pas nécessairement au service d'une cause quelconque, si valeureuse soit-elle ou non.

Je n'eus pas la présence d'esprit de rétorquer du tac au tac : « Pourquoi ? Tu es contre la masturbation ? » Ce qui m'aurait permis de ridiculiser mon interlocuteur agressif.

Enfin, quelques mois après la déconfiture du CRABE, un vacancier rencontré au camping en Bourgogne me fit ouvrir les yeux sur un point que je n'avais pas réalisé : déposée selon la loi de 1901, mon « association » m'était en fait montée à la tête. Il avait connut une histoire similaire.

On est trois. On dépose des statuts. Et on se croit alors être devenu autre chose de bien plus important que ce qu'on est réellement. La loi de 1901 devient ici un piège.

L'épisode crabique me dégoûta pour longtemps de l'idée de rassembler des gens et les associer.

Quinze ans plus tard, en 1992, l'envie de faire quelque chose pour briser l'isolement des artistes, amateurs ou non, me fit prendre une nouvelle initiative d'un genre différent.

Cette fois il s'agissait d'une pétition.

J'avais été invité à participer à l'occupation du théâtre de l'Odéon par les intermittents du spectacle. Celle-ci, à but revendicatif, devint bientôt une sorte de club, en surimpression du mouvement lui-même. Souffrant d'isolement, des comédiens ou techniciens arrivaient tous les jours pour simplement retrouver là la convivialité qui leur manquait. Ce phénomène irrita les syndicats. De mon côté, je traduisis cette aspiration à mieux être ensemble par une pétition que je lançais quelques mois après : pour la création de lieux de rencontres et paroles libres pour les artistes et leurs amis.

Je recueillis sans difficultés plusieurs centaines de signatures. Mais comment, partant de là, concrétiser le projet ?

J'étais, comme beaucoup de Français, obnubilé par l'institution municipale. Je pris donc rendez-vous à la mairie du quatorzième arrondissement de Paris. Où je vis, où je suis né. Après m'avoir écouté, Nicole Catala, adjointe au maire chargée de la culture, me répondit : « Les artistes ne veulent pas se réunir. » Ce qui revenait à m'annoncer qu'elle ne ferait rien pour m'aider à réussir.

Sur le coup, j'interprétais sa réaction comme un échappatoire pour ne rien faire. A présent, je nuancerais mon propos. Au vu de ce que personne n'a cherché à m'aider parmi les artistes signataires de ma pétition. Je pense que la phrase de Nicole Catala serait plus objective en la modifiant un peu : « Les artistes ne veulent pas du tout faire d'efforts pour se réunir. »

Si, demain, on annonce aux artistes qu'un mirifique Palais des Artistes vient d'ouvrir à Paris et qu'ils sont invités à venir y bouffer et boire gratuitement et y rencontrer le ministre de la Culture en personne et le maire de Paris, on les verra accourir. Pas tous, certains refuseront de venir. Mais un très grand nombre seront prêts à se remplir la panse, s'humecter la gorge et serrer la main des hautes personnalités. Et si on demande aux artistes d'organiser des lieux pour eux, il n'y a plus personne.

Fin septembre 1993, je pris l'initiative de la renaissance du Carnaval de Paris. Pour y arriver, je m'intéressais à savoir comment le Carnaval fonctionne là où il est vivant. Très vite, je réalisais que pour exister il devait être organisé.

Mon sentiment était aussi que l'organisation pouvait devenir un piège. J'avais connu le CRABE.

Je sorti le premier document en faveur du Carnaval de Paris. C'était un tract appelant à s'organiser carnavalesquement. Il était rédigé volontairement dans un style qui ne se voulait pas trop sérieux, institutionnel. Je distribuais ce tract tout en évitant de me relancer dans l'aventure associative.

Puis, un jeune Breton rencontré à Paris en 1994 me convainquit que le premier pas pour la renaissance du Carnaval de Paris était de faire défiler à nouveau le cortège du Bœuf Gras : « Les Parisiens verront ça. Ils se demanderont ce que c'est. Et tout le reste reviendra avec. »

Je m'attelais donc à cette tache, délaissant pour le moment celle de créer quelque chose d'organisé pour le Carnaval. Je dus cependant créer une association pour demander l'autorisation de défiler.

Le cortège de renaissance du Bœuf Gras était prêt à sortir en février 1995. Il fut empêché par l'interdiction de défiler. Confiant d'y arriver quand-même assez vite, je sorti un second tract proposant la naissance de groupes de carnaval : les Chaussettes, ou Schtrümpfe (en allemand).

Ce tract n'eut pas de suites pratiques. Car j'eus ailleurs à m'occuper. Les obstacles firent que je mis en tout cinq ans pour réussir à faire reparaître le célèbre défilé parisien du Bœuf Gras.

En octobre 1997, alors que mes efforts acharnés n'avaient pas abouti, je rencontrais l'homme qui allait débloquer la situation et obtenir l'autorisation nécessaire pour défiler.

Alain Riou disposait d'une association qu'il avait créé le 3 avril 1967, jour de mon anniversaire. Il la présidait. Elle s'appelait « Droit à la Culture ».

Vu ce qu'il faisait pour le Carnaval de Paris, je me sentis obligé d'y adhérer. Et au mois de décembre 1997, participais à l'assemblée générale de l'association.

Dans le cadre de celle-ci je proposais la création d'un groupe chantant. Quelques personnes présentes se rallièrent à moi. Et me voilà parti pour organiser quelque chose.

Mon manque d'expérience et le manque de motivations des autres eurent bientôt raison de mon initiative chansonnière.

Il fallait se réunir à la porte des Lilas et j'habitais le quatorzième arrondissement, à une heure de là. Se réunir devint vite pour moi une corvée. Surtout que, fatale erreur, j'avais fixé la périodicité de nos réunions à une par semaine. C'est beaucoup trop.

A mon grand soulagement, le groupe chantant se défit tout seul et disparu. Mais restait la question d'organiser quelque chose pour faire vivre le Carnaval de Paris.

Durant des années, j'avais remis à plus tard mes efforts d'organisation carnavalesque de base, donnant la priorité à la renaissance du cortège du Bœuf Gras. Là, c'était sûr : il allait reparaître fin septembre 1998. J'étais donc, pour la première fois depuis cinq ans, délivré de la tache de faire renaître la fête. Elle arrivait. L'heure était enfin venue d'organiser, mais quoi ?

J'avais rédigé un délire d'une page manuscrite et photocopiée appelant à la création de la très festive « Internationale Bovine ». « C'est ce qu'il nous faut » me dit mon ami Bernard. Et nous voilà, lui, moi et deux autres réunis un soir de juillet 1998. But : créer quelque chose pour le Carnaval.

J'avais amené avec moi deux listes : celle des sociétés philanthropiques et carnavalesques de Dunkerque et sa région en 1997 et celle des sociétés bachiques et chantantes de la banlieue de Paris en 1830. J'ignorais alors absolument que ces dernières étaient des goguettes et ne connaissais rien de précis à leur propos.

Je lis les deux listes à la petite assistance. Puis on se trouva d'évidence appelé à créer quelque chose. Pour le créer, il fallait un nom. On se mit à le chercher.

Je rappelais alors que les sociétés festives de jeunes nobles qui organisaient le Carnaval de Venise au quinzième siècle portaient le nom de « Compagnie della Calza », ce qui signifie : « Compagnies de la Chaussette ». Ce nom m'avait déjà inspiré pour baptiser des groupes projetés en 1995.

On adopta comme nom : « Les Chaussettes de Paris ». Pour faire plus joli et pittoresque, on choisi de le mettre en argot, ce qui donna : « Les Fumantes de Pantruche ».

Quand on se sépara, j'eus le sentiment qu'il venait de se passer quelque chose.

En septembre, je revis mes Fumantes, grossies de deux nouvelles recrues. On réalisa très vite des costumes, aidé par mon ami Rafael, qui les avait imaginé.

Le cortège de renaissance du Bœuf Gras s'ornait en tête de la présence de six Fumantes costumées et deux amies venues « en civil ». Sous la pluie battante qui n'arrêtait pas de tomber, nous avions fière allure. Ensuite, le deuxième cortège était annoncé pour septembre 1999, d'ici-là que faire ?

Nos costumes avaient bien souffert de la pluie qui avait en particulier détruit nos grands chapeaux cylindriques en carton. Il en fallait de nouveaux. Un rendez-vous d'après carnaval eu lieu dans un café. Pas longtemps après je proposais aux Fumantes de s'atteler à faire de nouveaux costumes.

Je crus alors avoir trouvé la clé de l'organisation carnavalesque : l'activité pratique.

En effet, cela fonctionna bien tout l'hiver 1998-1999 avec notre petit groupe. Mais ensuite, les costumes une fois réalisés, qu'allions-nous faire ensemble comme activités hors Carnaval ?

Une nouvelle perspective apparut : celle de faire des repas chansong, réunions mensuelles dans la salle du sous-sol du restaurant « Le petit bonheur » près de la rue Mouffetard. Ça devint notre nouvelle activité de groupe, alternée avec de vraies petites répétitions. Nous avions pour ce faire et animer nos soirées deux adhérents musiciens et passionnés par la chanson : Nicole et Jean-Pierre.

En fait, sans le réaliser, nous allions droit dans le mur. Une règle essentielle pour la réussite du groupe de Carnaval et du groupe festif en général est de rester impérativement très petit. Au delà de douze, c'est risqué, après dix-neuf, c'est la catastrophe assurée. C'est ce qui arriva.

Nous atteignîmes trente-six à nos repas chansons. Venaient du tout venant, profiter d'une soirée repas avec animation gratuite, et bien décidés à ne rien faire pour nous aider à réussir le Carnaval. Sous la pression de leurs engagements, nos deux animateurs chansons étaient débordés.

Notre apparente prospérité n'allait pas durer. A sa vue, en 2001, quelques adhérents crurent que nous étions l'élite du Carnaval de Paris. D'autant que nous étions la Première Compagnie Carnavalière Parisienne. Ils se virent appelés à un destin parisien grandiose. Le pouvoir dans le groupe fut leur motivation. Crise classique dans des structures qui comptent plus de douze adhérents. La guerre interne fut féroce. Ils perdirent. Puis, par la suite, les deux animateurs chansons eurent ras-le-bol de leur pesante fonction et partirent. « Le petit bonheur » lieu de nos agapes changea de propriétaire, nous privant de notre lieu de réunion. Et l'activité organisée des Fumantes de Pantruche s'affaiblit.

Le costume de la troupe fut en partie remis en question par une adhérente, Catherine, qui proposait la réalisation d'autres, très jolis, très différents, et à titre onéreux, payés à elle. Je n'ai pas réalisé alors qu'un groupe de Carnaval, si libre soit-il, se doit d'avoir au moins un costume caractéristique commun. Dans un cortège costumé il se signale toujours par une identité bien visible.

Le groupe vit son activité se réduire. Ce n'est pas faute d'avoir consacré du temps pour qu'il fonctionne ! J'ai passé sans compter d'innombrables heures à m'en occuper. Aujourd'hui il n'apparaît plus de manière visible et costumée au Carnaval.

Le recul des Pantruches a laissé la question posée : comment et quoi faire pour le Carnaval et entre deux Carnavals ? Le cortège du Bœuf Gras a lieu tous les ans avec un succès certain. Mais le Carnaval préparé, chanté et commenté toute l'année, vivant dans nos cœurs, où est-il à Paris ?

J'ai enfin découvert, il y a deux ans la base de la fête : la goguette. Et mis deux années pour approfondir la connaissance de celle-ci. Dans quelques mois, la question posée en 1993 : « comment préparer, organiser et vivre le Carnaval à Paris ? » trouvera sa réponse vivante.

D'autres textes de ce blog explique ce que c'est que la goguette. Ils sont le fruit de vingt années de recherches pour la fête et la joie partagées. Demain, avec costumes d'Île-de-France, bigophones, chansons, rubans et insignes, nous écrirons une nouvelle, grande et belle page de la vie parisienne.

Basile, philosophe naïf, Paris le 21 janvier 2013

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