vendredi 21 décembre 2012

33 La « bipolarité » et ses troubles apparentés


Origine de la « bipolarité »

Nous sommes tous bipolaires et notre société l'est également. Car en nous vit le singe des origines, sur lequel s'est abattu, contradictoirement le plus souvent, les lois, règles, traditions, habitudes, que nous avons convenu d'appeler « civilisation ». Ces deux facteurs interpénétrés cohabitent en nous plus ou moins conflictuellement.

Au nombre de nos besoins essentiels réside l'association, c'est-à-dire le sentiment de se trouver partie de l'ensemble humain, associé aux autres.

Cependant, il peut arriver et arrive quantité de fois le phénomène de la dissociation externe. Un ou plusieurs de nos congénères par leur comportement se dissocient de nous, remettant en question ainsi l'humanité commune à eux et nous. Cela crée un désagrément. « X m'a fait ça. » Suite à un petit événement vécu comme grand ou un grand événement vécu comme gigantesque, cette dissociation peut nous bousculer largement.

Le petit ou grand événement peut s'arrêter là... juste désagréable. Ou cette dissociation débouche sur une dissociation éventuelle interne (à nous), infiniment plus grave par ses conséquences : « on m'a fait ça... donc ça peut recommencer... donc insécurité absolue et permanente ». Cette dissociation interne peut être si violente qu'on refuse même de se souvenir de son origine. Elle est, en quelque sorte, invisibilisé pour notre conscience, et pourtant ô combien présente et agissante.

Quand l'humain se dissocie ainsi on le qualifie, mais pas toujours, de « bipolaire ».

Formes de la bipolarité

L'insécurité permanente conduit à diverses formes de paniques. On arrête la réflexion et on s'abime dans des comportements de fuite :

La fuite dans le sommeil : qu'est-ce qu'on est bien sous la couette, de préférence endormi. On dort jusqu'à une vingtaine d'heures par jour, sinon plus. Si on travaille durant la semaine, on pourra dormir du vendredi soir au lundi matin, par exemple, en ne se levant que pour aller aux toilettes et avaler éventuellement un peu de quoi se nourrir très sommairement.

La bouffe, la non-bouffe : la panique se traduit par un appétit dévorant. On se goinfre, on grossit. Ou, inversement, on résiste à la nourriture, on cesse de s'alimenter. On est « plus fort que la faiblesse d'avoir faim ».

Une bipolaire, à partir du moment où ses troubles sont arrivés, a commencé à grossir il y a 17 ans. Aujourd'hui elle affiche 32 kilos de trop par rapport à son poids idéal. Sa fringale quotidienne commence tous les jours à 17 heures et elle grignote jusqu'au moment du dîner, pris à 19 heures, où elle mange de bon appétit. Les médecins ont toujours considéré ce sur-poids comme un problème d'importance secondaire. Pour eux « il importe d'abord de s'occuper de soigner le mental dérangé. Le reste, le poids, on verra plus tard. »

Cette manière de voir est typique de la médecine occidentale qui considère le patient par morceaux séparés. Comme si le malaise lié à la nourriture devait être séparé du reste. L'explication simpliste du sur-poids consistant à déclarer que les médicaments neuroleptiques pris ouvrent l'appétit. Et que que l'unique réponse à faire à cela est que c'est à la patiente de limiter volontairement son alimentation.

En fait, avant son traitement, de retour du collège, elle regardait la télévision de 17 à 19 heures. Suite à la prise de neuroleptiques elle n'a plus pu regarder la télévision. Se réfugiant alors dans la cuisine, elle a pris l'habitude d'y grignoter en préparant le dîner. Sa faim, fruit du désœuvrement est devenue une habitude, un besoin. Se remplir plutôt que rester avec le vide du désœuvrement. Cette faim a une origine culturelle. Ce n'est pas une faim véritable. Mais, ressentie comme telle, elle amène à trop manger. Il faut, pour y remédier, se rééduquer par rapport à la peur et son histoire. Nos envies précises de manger ne relèvent pas de la Nature, mais de notre culture. Si j'ai envie de sucré à la fin des repas, c'est parce qu'on m'a habitué à prendre un dessert à ce moment. De même, si la bipolaire citée a faim de 17 à 19 heures, c'est parce que sa vie, les habitudes qui en relèvent, l'ont éduqué ainsi. Et s'attaquer à cet aspect de son mal-être, très loin d'être un acte secondaire, concourt pleinement à soigner l'ensemble de sa personne.

Une autre réponse sédative à la peur est l'alcool : il sert d'anesthésiant à la peur. On boit pour être saoul, pas pour le plaisir. Et souvent on veut absolument boire en compagnie d'autres.

Le sexe : l'activité sexuelle sommaire et frénétique ou son refus tout aussi catégorique et réducteur. On entendra le sexe refusé évoqué avec des qualificatifs dépréciants, tels que : « je ne fais pas n'importe quoi ». Alors que personne ne suggère de « faire n'importe quoi ». En fait chercher le sexe à tous prix ou le refuser systématiquement sont des comportements extrêmement proches, témoignant d'une même détresse, une même panique, une même incapacité à s'assumer en être humain vivant, sensible et objectivement sexué. La boulimie et l'anorexie sexuelle sont sœurs jumelles.

La frénésie sexuelle, qualifiée de « désinhibition » peut avoir deux sources :

La recherche de l'anesthésie amenée par les endomorphines.

La sauvegarde de l'espèce : un humain paniqué est semblable à un humain en danger. D'où réaction de la Nature en lui, pour la sauvegarde de l'espèce, accomplir les gestes reproducteurs le plus possible, le plus rapidement possible avec le plus grand nombre de partenaires sexuels possible.

Le rapport à l'argent, à la richesse, aux acquisitions pourra aussi être le résultat de la panique d'origine dissociative. Rechercher le plus d'argent possible, y compris par le raccourci trompeur du jeu. Acheter quantité de choses inutiles, y compris en mettant son compte bancaire à découvert, témoignent d'une même volonté de se rassurer absurdement, de « nourrir » son sentiment de richesse matérielle, de propriété, toujours en fait pour se rassurer.

La forme la plus frappante de fuite devant la peur est ce qu'à tort et de manière réductrice, on baptisera « tentative de suicide », en abrégé « ts ». Ce qualificatif laissant supposer la recherche de la mort quand on met tout en œuvre en ce sens.

Certains « bipolaires » qui font une ts sont devenus « bipolaires » suite à une confrontation avec la mort de tiers. On serait donc là devant un phénomène étrange : quelqu'un que la mort aurait effrayé terriblement chercherait à... se donner la mort !

Cette analyse de la démarche suicidaire équivaut ici à dire qu'une personne qui a la phobie des chiens se précipite pour visiter un chenil. L'explication ne tient pas debout. Il faut la rechercher ailleurs.

Après une ts avec des médicaments somnifères, la candidate au suicide que j'ai secouru un jour m'a dit :« je voulais seulement dormir ». Dormir ? Mais mourir et dormir, ce n'est pas la même chose ! La candidate au suicide est intelligente, mais ne trouve comme explication, en fait absurde, que celle-ci, qu'elle répète : « je voulais seulement dormir ».

J'ai mis du temps à comprendre ce qui s'était passé : la candidate au suicide, se retrouvant seule chez elle, est prise de panique suite à sa dissociation interne. Fuir n'importe où, n'importe comment, s'impose comme seule conduite évidente à suivre. D'où ici, fuite dans la recherche du « sommeil » à tous prix, quitte à surdoser un médicament qui fait dormir et aller jusqu'à la mort.

Heureusement celui-ci a agit juste avant que la candidate au suicide ne retourne vider le reste du flacon et elle s'est endormie. Il ne s'agit pas ici de « tentative de suicide » au sens de « recherche de la mort », mais de panique conduisant à fuir à tous prix n'importe où, n'importe comment.

Cette même panique conduit chaque année des dizaines de personnes à sauter sous le métro. Se faire écraser est horrible. On peut aussi rester grand infirme à vie et ne pas mourir. Il faut comprendre qu'ici aussi il s'agit de panique et pas de « recherche de la mort », même si le geste de fuite risque d'y conduire.

Une forme de « suicide sur place » consiste à sombrer dans l'inactivité : ne rien faire, ne rien avoir envie de faire alors qu'on a des tas de choses à faire.

Phase haute, phase basse

Quand la panique dissociative gagne un bipolaire, il peut réagir en s'auto-suggerant que tout va bien quand même. C'est la phase haute, il s'auto-drogue en se signifiant que : « ça va bien, ça va bien, ça va bien ». Cette auto-suggestion sera source d'hyperactivité, absence de sommeil, sociabilité déphasée : on invite tout le monde à son anniversaire, par exemple, y compris des inconnus. A la fin la dissociation interne vous rattrape : c'est la panique, possibilité de « ts », etc.

L'autre apparence prise par la panique dissociative consiste à s'abandonner au désespoir. Oui, tout va mal. Il n'y a aucune issue. La dissociation vous attrape et vous rattrape. C'est la phase basse, la dépression. Elle peut amener ts et aussi suicide social : on renonce à tout ce qui contrarie la certitude que tout va mal. On va, par exemple, rejeter subitement son amoureux, avec lequel pourtant on s'entend très bien.

La phase haute ou la phase basse vont de pair avec une grande agitation intérieure.

Autres formes de fuite

Vouloir trouver à tous prix à se rassocier à au moins quelqu'un peut également amener la fuite dans la maternité : avoir un enfant à tous prix, considérant que ce dernier, lui, sera de toutes façons proche de vous.

Quand on est très mal, on peut se retrouver hospitalisé. Là, on est entouré, écouté, protégé 24 heures sur 24. Cette situation pourra créer une forme de fuite supplémentaire : chercher à rester, revenir à l'hôpital. Car là, par delà les soins prodigués, la compétence médicale, les équipes de soins dégagent de l'amour. Et cela, qu'elles le souhaitent ou non. La fuite dans l'hôpital représente pour le patient une sorte de déviation sexuelle sans sexe.

Le bipolaire peut aussi fuir dans la pratique religieuse, la fréquentation assidue des lieux de culte, etc.

Il peut aussi s'échapper dans un monde imaginaire. J'ai vu ainsi une bipolaire en crise faire un délire mystique accompagné d'une diarrhée verbale où notamment elle s'adressait à son beau-père, un vieux paysan, en lui donnant le titre de « Grand Sage », sans réaliser que le « Grand Sage » pleurait de s'entendre appeler ainsi.

A une même peur répondent de multiples formes de fuites possibles. Jusque y compris se rassocier à une cause, un animal de compagnie, une collection d'objets, un groupe en fait imaginaire...

Comment saner les « bipolaires »

Le vieux et oublié mot français pour désigner les efforts qui rendent la santé, c'était « saner ». On l'a remplacé par « guérir ». Ce n'est pas tout à fait la même chose. Retrouver la santé peut signifier non pas guérir d'une maladie, mais simplement retrouver son équilibre. C'est ce qu'il faut chercher pour les patients classés « bipolaires ». Il faut les aider à conscientiser la panique, qu'ils soient rassurés par d'autres et parviennent à se situer eux-mêmes.

Qu'ils réussissent à se gendarmer pour permettre une rassociation volontaire de leur être divisé par la peur.

Rassurés, rassociés, ils pourront alors pleinement aider les autres à s'en sortir.

Le singe précipité dans la civilisation

La dissociation chez l'humain « bipolaire » est d'autant plus traumatisante qu'elle stimule et réveille en lui le singe plus ou moins bien chloroformé par la civilisation. Il se retrouve alors comme un singe précipité subitement dans la civilisation.

Imaginons un singe vivant sa vie dans la forêt équatoriale qui se retrouve soudain dans la peau, dans la vie d'un humain. Par exemple, en uniforme de général présidant un pot de départ en retraite à l'État-major de la Marine impériale austro-hongroise en juin 1913. Ce sera en lui la panique assurée.

La dissociation interne tend à anéantir en nous la fragile cloison fruit de notre dressage-conditionnement-éducation qui nous dissimule notre base singe.

Ainsi, une amie bipolaire m'a raconté qu'arrivée « en crise » à l'hôpital psychiatrique, elle s'est retrouvée arrachant tous ses vêtements et courant nue dans les couloirs. Elle a aussi bu son urine. Et avait l'impression de maitriser et parler la langue arabe qu'elle n'a jamais apprise.

En fait, pour un singe, la nudité complète est sa « tenue » naturelle. Boire son urine n'est surement pas aussi extravagant pour lui que pour un humain « civilisé ». Quant à avoir l'impression de maitriser et parler une langue inconnue, ce phénomène relève d'une d'illusion de « toute puissance intellectuelle », d'une sorte « d'accès libre au savoir universel ». Dans cet état qu'on croit avoir atteint, il suffirait de se poser une question, par exemple : « comment parler arabe », et on a l'impression de parvenir à le parler sans jamais l'avoir étudié. J'ai rencontré également ce genre d'illusion chez une autre bipolaire qui croyait que durant sa crise, suite à la disparition de limites intellectuelles intérieures, elle savait tout ou presque.

Le singe affleure en nous

Quantité de personnes vivent nues chez elles, y compris en famille. Et, bien sûr, n'en parlent pas aux tiers extérieurs.

J'ai rencontré un père de famille tout à fait équilibré qui léchait le visage de ses petits enfants.

En panique, dans un ferry qui vient de chavirer, des humains très ordinaires vont se mordre furieusement pour s'ouvrir un passage dans la foule pour sauver leur vie.

Nous rencontrons couramment ou occasionnellement de tels comportements tout à fait simiesques sans trop y faire attention, car au fond nous savons tous que nous sommes des singes contrariés par la « civilisation ».

Quelquefois, notre identité simiesque est proclamée, apparemment reconnue. Mais aussitôt, le plus souvent, ce propos est remis en question par des « précisions » et « évidences » ajoutées qui « noient le poisson ». Le singe en nous est un sujet trop sensible et fondamental pour qu'on arrive facilement à en débattre librement. Pourtant, il faudra y arriver, car c'est là que se trouve la réponse à quantité de troubles et « maladies » considérées comme « mentales » .

Bipolarité : une forme du malaise dissociatif isolé comme « une maladie »

Le qualificatif « bipolaire » recouvre le mal-être dissociatif qui peut se retrouver classé autrement. Des bipolaires peuvent eux-mêmes remarquer cette proximité entre des patients artificiellement différenciés. Ainsi, une bipolaire, Emma, entendant parler d'une victime d'un stress post-traumatique apparemment bien différent de son problème à elle établit aussitôt un parallèle. Inversement, à l'évocation d'une alcoolique devenue alcoolique suite à un mal-être dissociatif, Emma nie la parenté entre ce problème d'alcoolisme et le sien.

Il est possible de sortir du mal-être dissociatif cause de bipolarité, d'addiction alcoolique, etc. Certains y arrivent, y compris spontanément et de façon incompréhensible pour les soignants.

Le malaise dissociatif, qu'on peut appeler aussi md, est à la base de quantité de troubles psy et relationnels. Le comprendre, l'analyser, ouvre une piste pour améliorer et saner les patients.

Un symptôme caractéristique du malaise dissociatif est l'extrême panique, y compris sans motifs visibles ou motifs rationnels visibles.

Cette panique peut prendre des formes de calme apparent. Ainsi, témoignant de sa panique, une bipolaire m'a dit un jour : « tout peut m'arriver à tous moments » Ce propos exprime un sentiment d'insécurité permanente.

A cette panique, on peut offrir un emballage rationalisé : on attribue des motifs précis à sa peur. On y ajoute de mystérieuses « pulsions suicidaires, idées noires »... autant de déguisements intellectuels de la panique dissociative.

Cette panique peut conduire à des rassociations imaginaires : on pratiquera une sexualité frénétique passagère, on nourrira un amour idéal rêvé et surtout pas avoué à l'objet de celui-ci, on fantasmera des projets ou des pratiques qu'on ne cherchera surtout pas à concrétiser. Le rêve rassociatif étant plus cher que sa mise à l'épreuve de la réalité où il pourrait se briser.

On préférera rêver sa vie que se risquer à la vivre.

Sortir du mal-être dissociatif, c'est recommencer à vivre et se sentir pleinement vivre.

Cela passe d'abord et avant toutes choses par le travail du patient sur lui-même, aidé et conseillé éventuellement par les soignants qui l'entourent.

Basile, philosophe naïf, Paris le 21 décembre 2012

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