lundi 3 décembre 2012

23 L'objectolâtrie

Je me souviens d'un article sur l'archéologie que j'ai lu il y a plusieurs années dans le journal Le Monde. On y parlait d'une ville jadis habitée, quelque part au Moyen-Orient. Dans cette ville des hommes avaient vécu il y a très longtemps. Leur occupation du site avait duré sept cents ans. Les maisons abandonnées étaient à présent envahies par vingt centimètres d'épaisseur de sable venu du désert voisin. En fouillant on trouvait des empreintes de pied et main sur des plaques d'argile cuites : les « cartes d'identités » des esclaves qui avaient subi la condition servile dans cet endroit.

Je me suis dit : « voilà, dans cette ville, durant des siècles, des gens ont été très attachés à leurs propriétés : maisons, jardins, esclaves... et à présent, il n'y a plus rien, que du sable ! Comme c'est vaniteux le sentiment de propriété ! »

Dans notre monde aujourd'hui, la propriété, le fait de posséder des objets, est toujours porté au pinacle. Il m'est arrivé une histoire qui m'a donné à réfléchir à ce propos. Elle a commencé il y a une dizaine d'années environ.

Une amie m'a conseillé d'évacuer un peu mon logement. Pour y faire de la place pour vivre, car il était très encombré. J'ai suivi son conseil. L'équivalent de deux breaks de caisses sont ainsi partis. Il y avait un tas de choses : une grande valise de photos, le journal intime de ma mère, plein de livres dont de beaux catalogues d'expositions, pratiquement toutes les archives de l'Édition de la Feuille Volante, la robe de mon costume de Carnaval en 1998, le chapeau et la robe du costume de Carnaval de Rafael en 1998, tous mes disques, etc.

Tout ceci est parti tout d'abord dans un box loué en commun avec cette amie. Puis, le trouvant trop cher, elle y a renoncé. J'ai alors prospecté pour trouver un endroit gratuit. L'ami d'un ami avait une petite entreprise près de Paris. Il a généreusement accepté d'accueillir mes cartons.

Durant quelques années, j'ai été voir de temps en temps l'hébergeur, homme fort sympathique. Mes cartons étaient soigneusement rangés sous un escalier.

Puis, un jour, son téléphone n'a plus répondu. J'avais plein de soucis et ne me suis pas inquiété. L'hébergeur était un homme sérieux et digne de confiance. Cependant, il fallait bien un jour aller voir sur place, étant donné que le téléphone ne répondait plus.

J'y suis finalement allé. Tout paraissait calme et le portail fermé présentait une particularité curieuse : une toile d'araignée qui témoignait de ce que le lieu n'était pas fréquenté depuis longtemps.

Renseignements pris chez un voisin, puis par un courrier : l'hébergeur était mort. Sa société liquidée et le local vidé. Toutes mes affaires parties à la poubelle !

Sur le coup cela fait mal. Mais ensuite cela m'a fait mener une réflexion :

Nous sommes tant que ça attachés aux objets, à nos objets. Mais, eux, sont-ils si importants que ça ?

Il y a cent-cinquante ans vivaient des hommes attachés à leurs biens comme souvent nous aux nôtres. Ils sont morts à présent. Où sont les objets auxquels ils tenaient tant ? Plus facilement et simplement dit : « combien existe-t-ils chez nous d'objets ayant pu leur appartenir et donc vieux au minimum de cent-cinquante ans ? »

Il n'y en a guère.

J'ai, par exemple, chez moi quelques objets très anciens dont deux très vieux bouquins. Mais, parmi les centaines d'objets divers qui remplissent mon logement, il ne doit y en avoir guère plus d'une dizaine qui ont au minimum cent-cinquante ans d'âge. Ces objets sont généralement sans grande valeur. Dans quasiment tous les autres logements existant dans le monde ne subsistent également que peu ou pas du tout d'objets anciens. Les innombrables, les centaines de millions d'objets auxquels nos ancêtres au cours des millénaires étaient si attachés par leur sentiment de propriété, ont fini depuis longtemps aux ordures ou au feu.

Exactement comme mes précieuses caisses d'affaires entreposées près de Paris.

Alors, à les voir ainsi si fragiles et périssables, nos affaires auxquelles nous tenons tant, sont-elles si précieuses que ça ? Nous les croyons précieuses. Un brocanteur m'a dit : « à la mort des gens, une très grande partie de leurs affaires part tout de suite à la poubelle ».

Non, les objets ne sont pas l'essentiel. L'essentiel est ailleurs : c'est nous, nos sentiments, nos amours, ce que nous faisons.

Au cours de mes recherches historiques j'ai consulté à la Bibliothèque Nationale de France un album de la belle collection De Vinck. Il s'agit de gravures reliées dans d'immenses volumes. Là-dedans, j'ai notamment vu de très belles et grandes gravures parisiennes des années 1820-1830 figurant de très grands cafés parisiens. Ces gravures, leurs sujets, sont oubliés de la plupart des gens aujourd'hui. Et de telles gravures, jadis courantes, sont aujourd'hui très rares, car la plupart d'entre elles ont fini à la poubelle depuis belle lurette.

J'y vois là un exemple de plus pour me dire : arrêtons de nous attacher tant aux objets ! D'en faire nos idoles, un culte que nous leur vouons : l'objectolâtrie.

N'attachons pas tant d'importance aux objets et... vivons !!!

Vouloir posséder à tous prix est une maladie.

J'ai connu un très sympathique enseignant à l'École des Beaux-Arts de Paris qui s'appelait Michel Faré. Il m'a expliqué un jour qu'il avait fait le choix de ne conserver aucun « souvenir ». Il ne gardait ni papier, ni photo, ni objet « souvenirs ». Ses souvenirs, c'était dans sa tête. Je pense que s'il avait fait ce choix, c'est parce qu'il avait compris la vanité de posséder et accumuler des objets.

Si l'homme accordait moins d'importance aux objets et un peu plus à son prochain et à lui-même, la société serait bien plus belle, juste et humaine.

Le cas le plus extrême d'attachement aux objets que je connaisse, m'a été raconté par ma mère. Durant l'Occupation elle est allé voir une dame qui habitait un bel appartement parisien joliment meublé. Pour la prévenir qu'elle devait fuir et se cacher, car elle risquait l'arrestation. La dame s'est exclamé : « je ne peux pas m'en aller, je ne peux pas laisser mes meubles ! » Bilan, on est venu la chercher. Puis, après, on a aussi pris ses meubles. Déportée elle n'est pas revenue.

S'agissant de la perte de mes affaires, je me suis dis aujourd'hui : leur perte a été la suite du vidage de mon logement qui en a fait une habitation vivable et plus une sorte d'entrepôt. Alors, finalement, si depuis douze ans environ, j'ai eu une vraie habitation c'est grâce à cet événement qui n'a donc pas eu que des implications négatives, très loin de là. Tant pis pour ces pertes. Nos logements ne sont pas des musées. Nous ne sommes pas au service des objets. Ce sont aux objets d'être à notre service.

Basile, philosophe naïf, Paris le 26 novembre 2012

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