mardi 4 décembre 2012

27 Des fourmis et des hommes : théorie de la dissociation

L'influence du psychisme sur la santé paraît prodigieuse. Deux anecdotes me viennent à ce sujet à l'esprit. Je ne les ai pas vérifié, mais les trouve vraisemblables. Il paraît qu'on a retrouvé plus d'une fois des chaloupes de naufragés qui étaient restées huit jours d'affilées perdues en mer, à priori sans aucun espoir de rencontrer des secours. Et dans celles-ci tous les hommes étaient morts. Pourtant, ni l'épuisement, ni la température, ni la maladie, ni le manque de nourriture ou d'eau n'expliquaient ce drame. C'était là des marins robustes qui auraient du rester en vie plus longtemps. Mais, ils n'avaient aucun espoir. Alors, ils sont morts de chagrin. La seconde anecdote concerne un naufrage durant la guerre. En janvier 1945, un navire allemand de croisières, réquisitionné, emporte plusieurs milliers de fuyards venus de Prusse orientale. Il s'appelle le « Wilhelm Güstloff ». En chemin, il est torpillé par un sous-marin russe. Un rescapé affirme avoir vu mourir de douleur des mères qui venaient de voir leurs enfants périr sous leurs yeux.

Avec les fourmis, on a paraît-il observé le phénomène suivant : si on isole une fourmi du reste de la fourmilière à laquelle elle appartient, elle meurt. D'où est venue la question suivante : « une fourmi doit-elle être considérée comme un être indépendant, ou une partie d'un ensemble : la fourmilière ? »

Mais, s'agissant des hommes, est-ce bien si différent ? Sommes-nous des êtres indépendants ou les parties d'ensembles plus vastes formés d'au moins deux humains ou plus ?

La question dépasse l'intérêt d'un simple débat philosophique. De sa réponse dépend l'explication de l'origine de nombre de troubles.

L'homme est à la base un singe. Son instinct naturel intact à la naissance, va se trouver contrarié par son éducation, sa culture, la morale, les croyances, les règles, les traditions... de ce fait, il va se dissocier partiellement. Cette dissociation passera en lui, et autour de lui. La Nature sera contrariée de multiples façons. Si, par exemple, j'ai envie de pisser, je vais me retenir et aller m'isoler pour uriner dans les toilettes, ou simplement à l'écart des autres, si je suis à la campagne. Si j'étais singe, dès que j'ai envie de pisser, je pisserais devant les autres, sans me retenir ou me cacher. Cette dissociation se vivra en permanence. Avant-hier je vois monter dans le bus où je me trouve deux jeunes hommes inconnus. Je trouve l'un d'eux très beau et sympathique. Je me suis bien gardé de le lui dire. Il n'aurait pas trouvé mon attitude claire. Voire il se serait fâché. Il y a quelques années j'avise une nouvelle infirmière dans le service où je rends visite à mon amie hospitalisée. Je la trouve très belle et éprouve l'envie de la caresser et embrasser. Bien sûr je n'en fait rien. Dans notre société dissociée mon geste aurait surpris, dérangé, aurait été mal pris. Et l'infirmière aurait pu même se dire : « mais qu'est-ce qu'il cherche ? Il exagère. Il a sa copine ! »

Les lieux publics sont des endroits marqués fortement par la dissociation. Dans un autobus parisien, par exemple, une centaine de personnes va s'entasser aux heures d'affluence. Personne ne s'adressera la parole entre inconnus. Pourtant, quantité de Parisiens souffrent de solitude et manque de contacts.

Cet état de choses nous est habituel. Quand on habite Paris, on n'y fait guère attention.

En dépit de ce manque de communications, par exemple dans un autobus parisien, subsiste toujours le sentiment fondamental de faire partie malgré tout d'un ensemble, un groupe humain. Ce reste de nos sentiments primitifs hérités de la troupe de singes des origines est absolument vital pour rester actif et fonctionner efficacement. Sinon on sombre dans la maladie, la dépression, le suicide.

Dans certaines situations, ce sentiment d'association va vaciller. Cet affaiblissement va complètement déstabiliser l'être humain concerné.

Prenons un cas illustratif. Lionel, militaire très courageux participe à quantité de conflits. Un jour, son véhicule saute sur une mine en Afghanistan. Alors qu'il a vécu et supporté plein de situations éprouvantes, il va commencer, suite à cet attentat, à connaître des moments de terreur paralysante, surgissant comme des flashs à n'importe quel moment. Sa vie en sera ravagée.

Les médecins qui le soignent avancent une explication à l'origine de ce trouble. En fait, nous nous sentirions tous fallacieusement immortels. Ça nous aide à vivre. Et, dans certains cas cette illusion ne résiste pas à une situation où nous verrions la mort immédiate face à nous.

Cette explication est totalement erronée. D'abord que vient faire ici l'illusion d'immortalité ?

Je suis persuadé qu'au contraire, ce militaire affronte courageusement le danger et fait face à la mort. Il ne la découvre pas subitement au moment d'un attentat.

Ce qui va le terroriser, ce n'est pas la peur de mourir. C'est autre chose de bien pire pour un humain : se sentir complétement dissocié. Et de quelle façon ? En ressentant très fortement l'attentat comme l'agression d'au moins un autre homme, qui a cherché à l'anéantir.

Le fait de se sentir associé est un besoin vital pour l'homme. Le sentiment de dissociation complète, même durant un instant et concernant un seul autre humain, déstabilise et rend malade.

Lionel explique qu'il a passé des heures à regarder des vidéos montrant des violences horribles commises par des hommes sur d'autres hommes. Il pensait améliorer son état en agissant ainsi.

En fait, sans le réaliser consciemment, Lionel, un moment dissocié, cherchait à se construire un nouvel équilibre en qualité d'humain complètement dissocié. Il n'y est bien sûr pas parvenu.

Il a été tenté par le suicide. Logique : la dissociation fait infiniment plus peur que le fait de se donner la mort.

La pensée de ses enfants l'a maintenu en vie. Car d'avec ceux-ci il n'a pas été dissocié. Le lien a résisté.

On peut être amené de multiples façons au sentiment de dissociation complète et aux troubles qui vont avec, par exemple :

Enfant, durant plusieurs années, on reste confiné à l'hôpital, loin des parents, en raison de graves problèmes orthopédiques.

Enfant en bas âge, on est abandonné par son père, qui reste indifférent à vos tentatives de renouer le contact beaucoup plus tard.

A treize ans, on voit son père adoré se suicider.

On est violé par un groupe de loubardes vous faisant passer une sorte de « bizutage » très lourd.

Toutes ses situations apparemment différentes renvoient à chaque fois au même trouble fondamental : l'insupportable sentiment de dissociation. Être dissocié à un moment-donné d'au moins un autre humain. Cette dissociation, on ne peut pas la supporter. Elle est trop contraire à nous.
Ce n'est pas la peur de « la mort » ou l'agression, qui déstabilise. C'est une chose extrêmement précise : la dissociation.

D'ailleurs qu'est-ce qui fait peur et qu'on entend par « la mort » ? Se retrouver coupé du groupe, ne plus pouvoir le percevoir, communiquer avec lui. Une fois de plus, il s'agit ici de dissociation.

Quant à affirmer que se sentir immortel est une illusion, j'aimerais bien que, pour étayer cette affirmation, on me démontre l'inexistence de notre âme immortelle. Si on me la démontre, je veux bien alors ensuite admettre que me sentir immortel est une illusion.

La perspective de la dissociation terrorise au point de dicter des comportements contraires au bon sens.

On le voit dans cette anecdote : durant l'Occupation, un soir dans un village, un groupe de plusieurs dizaines de Français est ramassé et gardé par une sentinelle allemande. On les emmène un par un dans une maison d'où parvient à chaque fois le bruit d'un coup de feu.

Un des Français propose aux autres de fuir tous ensemble. La sentinelle n'a même pas son arme braquée. Tous les autres refusent. Au moment où on l'emmène, le Français qui avait proposé la fuite, frappe son gardien et s'enfuie. Il est sauvé.

Par la suite on a retrouvé dans la maison tous les autres hommes fusillés.

Pourquoi ils n'ont pas voulu fuir et ont préféré rester à la merci de leurs bourreaux ? Parce qu'envisager qu'on allait les tuer les confrontait à une dissociation. Là-bas, dans la maison, se trouvaient des hommes complètement dissociés d'eux et qui voulaient les tuer. Cela, ils ne pouvaient l'admettre. C'était trop horrible. Alors ils sont restés sur place, sauf un, et il est arrivé ce qui est arrivé.

Autre exemple fameux : un grand nombre d'otages retenus à Stockholm par des preneurs d'otages menaçants et armés, une fois libérés, ne tarissent pas d'éloges pour eux. Pourquoi ? Parce qu'admettre l'évidence conduisait à admettre un état de dissociation d'avec les preneurs d'otages. C'était trop dur à envisager. Alors les otages ont préféré rêver qu'ils étaient en fait protégés par ceux qui les retenaient et menaçaient.

Ces dernières années, beaucoup d'attentats ont été commis dans les monde par des kamikazes. J'ai lu une fois que la préparation des kamikazes dure trois ans. Au cours de celle-ci, ce qui est très important, c'est qu'on leur fait se promettre les uns aux autres qu'ils iront jusqu'au bout. Ainsi, on crée un sentiment d'associativité liant le groupe des sacrifiés qui fait du renoncement à mourir en commettant un attentat un acte de dissociation. Faire cette promesse les encouragera à persévérer. Car mourir est infiniment moins terrorisant comme perspective que la dissociation.

On le voit, l'homme et la fourmi sont proches.

Le sentiment d'association donne aussi un poids phénoménal au concept d'unité, union. Rend les traîtres bien plus détestables que les ennemis, etc.

Aux victimes de dissociation il faut expliquer la nature de leur mal. Qu'elles souffrent d'avoir rencontré l'illusion de se sentir complètement dissocié d'au moins un autre. En en prenant conscience, on pourra ainsi défaire progressivement les nœuds terrorisants, et retrouver l'équilibre.

Basile, philosophe naïf, Paris le 4 décembre 2012

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