Partout dans notre société injuste,
violente et inégalitaire, on nous rappelle en permanence que nous
sommes toujours « moins que ». « Je suis, comme
chaque terrien unique et inestimable ! » criez-vous avec
justesse. « Terrien ? T'es rien ! » vous répond-t-on
cyniquement.
Vous êtes une femme ?
Les hommes sont plus forts que vous ! Vous êtes jeune ? Les anciens
ont plus d'expérience ! Vous êtes élève ? Lui, c'est le prof, il
sait. Vous êtes travailleur manuel ? Lui, c'est un intellectuel.
Vous êtes pauvre ? Il est riche ! Vous êtes locataire ? Il est
propriétaire ! Vous êtes bête. Il est intelligent ! Vous êtes un
employé ? Lui, c'est le chef. Même si c'est un con, tremblez devant
lui et obéissez ! Vous êtes le chef ? Lui, c'est le patron ! Vous
êtes le patron ? Lui, c'est le PDG d'une grande entreprise ! Vous
êtes le PDG d'une grande entreprise ? Lui, c'est le PDG d'une
multinationale ! Et ainsi de suite, jusqu'à arriver à cette
situation totalement absurde, dénoncée par l'association Oxfam : en
2016, 85 individus possèderont à titre personnel plus de la moitié
des richesses du monde. Pourtant, ces 85, soit un 100 millionième de
l'Humanité, vont chier tous les jours, comme tout le monde. Et n'ont
rien de plus humainement que le plus misérable clochard du monde.
Excepté d'avoir hérité d'une fortune trop grande pour eux.
Dans le Carnaval, c'est
l'inverse de ce qui se passe tous les jours dans la société. On est
tous importants, grands, inestimables. On est tous des vedettes. Le
paysan et le milliardaire qui font Carnaval ne sont pas différents.
J'ai vu un jour à Malo-les-Bains la troupe de Carnaval de
l'association des jeunes chefs d'entreprise de la région. Tous vêtus
de façon ridicule avec des perruques fluo couleur fuchsia en train
de déconner dans le restaurant où ils avaient réservés une grande
table avant le défilé de l'après-midi. L'un d'eux était monté
sur la table pour gesticuler et faire l'andouille. Un des carnavaleux
présents m'a dit que parmi ces jeunes chefs d'entreprise il y avait
un notaire très riche et un ouvrier. On s'en fout des différences,
on fait Carnaval !
C'est ce que j'ai senti
l'après-midi même lors du défilé, qu'on appelle ici « une
bande ». C'est la magie de Dunkerque, ville qui se trouve juste
à côté de Malo-les-Bains. On existe. On est reconnu. On est tous
frères en Carnaval. Il n'y a pas des « moins que », on
est tous des vedettes !
C'est ce que n'ont pas
compris les intellectuels qui se penchent sur le Carnaval. Car eux se
sentent toujours « plus que », avec leurs titres
universitaires. Beaucoup méprisent le Carnaval. Et ceux qui le
commentent, parlent souvent de « fête à l'envers ».
Soi-disant le Carnaval inverserait les hiérarchies. Ce n'est pas
vrai. Il les abolit. Et les met à leur juste place : c'est-à-dire
les réduit à des fantasmes.
Quand je distribue le
tract du Carnaval de Paris, pour moi, chaque interlocuteur est
important. C'est mon possible frère en Carnaval. Que ce soit une
« célébrité » ou l'employé de la ville qui balaye ma
rue. Ou le barman qui me sert un café au bar. Avec moi ils le
sentent bien. Ils sont tous uniques et super-importants car ils sont
tous un fragment potentiel du prochain Carnaval. Ou tout au moins
quelqu'un que le Carnaval aura fait sourire, amusé, distrait. Ils
sont le Carnaval.
Quant à la richesse, la
gloire et le pouvoir, je laisse les gamins attardés jouer avec ces
osselets. J'ai bien plus important à faire : préparer et réussir
la fête avec mes frères humains. La manie d'estimer et juger
concurrentiellement tous et chacun nous joue des tours et détours,
notamment en amour. Ne sachant comment arriver à aimer, nous en
venons à nous dire : « bon, avec cette personne, je commande,
elle m'obéit ! » ou « avec elle, elle commande et
j'obéis ! » Suivant les tempéraments, nous nous imaginons
dictateur abusif ou paillasson tragique et misérable. Il faut
oublier cette manière de faire. Se regarder vivre. Et enfin se
décider à être. Comme au Carnaval !
Basile, philosophe
naïf, Paris le 8 février 2015
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