Diogène
de Sinope en plein jour parcourait les rues, portant une lanterne
allumée à la main, et déclarait : « je cherche un homme ».
Il avait raison. Et c'est toujours vrai en tous cas en France et à
Paris et certainement dans la plupart des lieux habités de par le
monde. Où sont les hommes ? Il n'y en a pas. Ils ne sont pas nés.
Il faut qu'ils naissent. Et comment naitront-ils ?
Ce
qui empêche les hommes, les femmes de naître, c'est une vie
relationnelle ritualisée artificialisée. Car l'humain est social.
Et quand il ne peut vivre vraiment sa relation à l'autre, il
n'arrive pas à exister véritablement. Il n'est que l'ombre de
lui-même qui n'est pas né. Qui n'arrive pas à naître.
Observons
sa vie : nouveau né et très petit l'être humain existe pleinement.
On le traite comme ce qu'il est. Mais, bien vite ça déraille. Une
amie aide-puéricultrice dans les crèches de la ville de Paris
m'expliquait : « quand il fait très chaud, que c'est la
canicule, on nous oblige à habiller les enfants. En particulier de
ne les laisser en aucun cas torse nu. On doit systématiquement leur
mettre un tee shirt. »
Pourquoi
? Pour inculquer à des gamins de trois ans, moins ou plus « la
pudeur ». Ça, on ne le dit pas. Parallèlement est développé
un phénomène sournois et non proclamé comme existant : le sevrage
tactile.
Très
petit, un enfant est touché partout. On le lave, l'embrasse, le
caresse. Quand arrive le sevrage tactile, on arrête tout ça.
L'enfant doit être en permanence habillé même s'il fait très
chaud. Dormir seul dans son lit, de préférence dans l'obscurité.
Se laver seul. Ne plus être touché. Il est considéré devenu
irrémédiablement « grand ». Il est privé de toucher.
Plus d'une fois j'ai entendu des mères se plaindre de la recherche
de contacts par leur enfant. « C'est une liane » me disait
écœurée une mère parlant d'une de ses fillettes. Ladite fillette,
privée de caresses, faisait une sorte de crise nerveuse dans son
lit tous les soirs avant de s'endormir. Elle lançait ses jambes et
ses bras dans des sortes de mouvements convulsifs. Au lieu de se
demander ce qui n'allait pas, sa mère s'appliquait à la rassurer et
lui faire non pas s'extraire de ce processus... mais l'intérioriser,
l'accepter. Ce qu'elle a fini par faire. La petite fille est devenue
une fillette normale. C'est-à-dire
dans la norme, acceptant la misère tactile générale. Et ensuite,
des décennies plus tard, elle est devenue une jeune fille, puis une
jeune femme comme il faut. C'est-à-dire flanquée d'un petit copain.
Tout va bien, elle est « comme tout le monde ».
Ce
qui signifie qu'arrivée à un âge où on s'émancipe de la tutelle
parentale elle a retrouvé le toucher mais biaisé par la
« sexualité », c'est-à-dire le contact ritualisé,
intellectualisé, devant conduire au coït. Même quand cet acte le
plus souvent n'est pas désiré, mais seulement décidé, pensé
comme bon, naturel, souhaitable, évident, allant de soi, inévitable,
etc. On ne baise pas parce qu'on en a envie mais parce qu'on fait
comme tout le monde. Ce comportement habituel et monstrueux je l'ai
connu moi aussi. Et l'ai pratiqué avec la meilleure volonté du
monde. J'ai été durant des dizaines d'années très con comme mon
entourage et des milliards d'autres êtres humains au cours de
l'histoire et aujourd'hui. Et, quand ça ne va pas, une kyrielle
d'articles, ouvrages, théories à la mords-moi le nœud sont là
pour essayer de me convaincre de « réussir quand même ma vie
sexuelle »... Vous n'avez pas envie ? Ou vous n'avez plus envie
? Vous en avez marre ? Ça vous dégoûte ? Vous avez des goûts
bizarres ? Vous ne bandez pas ? Patience ! Un régiment de
thaumaturges, faux docteurs diplômés ou non, psy de diverses
chapelles et variétés sont là pour vous tirer d'affaire et vous
amener à « vous remettre à l'ouvrage » !
Enfermée
dans une sexualité artificielle, dans ces conditions, une femme
n'est pas une femme. Elle n'est pas née. Ses parents, sa mère, la
société, son copain l'ont empêché de naître. Et, plus tard, elle
reproduira les mêmes schémas avec ses enfants.
A
la clé, ce système général génère une très vaste armée de
« gueules cassées » de l'amour : déçus, désespérés,
dépressifs, habitués des services psychiatriques, alcooliques,
drogués... voire simplement suicidés.
L'ordre
moral régnant fait des dizaines de milliers de morts par an, par
suicides.
Mais,
nous arrive-t-il adultes à avoir des contacts authentiques avec les
autres ? Des fois oui, ça nous arrive. Dans des situations
exceptionnelles nous parvenons malgré tout à être nous-mêmes. Ou
alors c'est le fruit bien involontaire des règlements existants. Par
exemple, dans certains cas le contact sexuel est interdit par la
morale. Il peut arriver alors qu'il permette à l'authenticité
d'exister. Mais, c'est un accident. Le plus souvent la morale crée le
trouble plutôt que de douces certitudes.
Sortir
du désordre général est pénible, long, difficile, douloureux et
dangereux. Dangereux, car s'évader de la prison conduit souvent au
désœuvrement dans la liberté. Rien n'est fait pour amener à
comprendre le jeu réel des relations. Le risque est de s'isoler,
déprimer. Et aller mal au lieu d'aller mieux.
Car
il ne suffit pas de s'extirper du système de penser ou plutôt de
non pensée existant. Il faut trouver également à qui parler. Et au
milieu des sourds, c'est plutôt difficile. On se retrouve comme
Diogène de Sinope, sauf que sa lanterne antique peut être
aujourd'hui remplacée par une lampe électrique.
Quand
un homme apparaît visiblement seul à Paris on va voir diverses
réactions possibles suscitées par sa vue : sa vie est mystérieuse,
on ne la connait pas, il a certainement quelqu'un. Ou bien : c'est un
malheureux, un malade, un obsédé, un homosexuel... On ne se dira
pas : « voilà un homme libre qui pense autrement ». Car
la liberté elle-même paraît inconcevable à beaucoup. Quand on
parle de relation femme-homme, quantité de gens s'empresse de dire :
« il faut savoir faire des concessions » ou bien : « ça
n'est pas tous les jours tout rose » ou : « il ne faut
pas trop en demander ». Mais pourquoi toujours parler de
concessions, excès d'exigences et déceptions inévitables ? S'il
s'agissait, par exemple, de prendre un bon repas, présenterait-on
les choses pareillement ?
Si
je dis : « je veux prendre un bon repas », me répond-t-on
: « il faut savoir faire des concessions », « ça
n'est pas toujours tout rose », « il faut savoir ne pas trop
en demander » ? Pourquoi prendre un bon repas serait
fondamentalement différent du fait d'entretenir une bonne relation
avec quelqu'un ? Pourquoi toujours évoquer de telles négativités ? La
vie devrait-elle être fatalement si compliquée ? Ou c'est nous qui
ne savons pas ce qu'il faut attendre, savoir faire, donner, exiger ou
éviter ?
Arrêtons
de mettre du sexe partout et considérons plutôt la réalité, même
si autant dire personne autour de nous ne veut accepter de la voir.
La vie est plus riche que le ramassis de caricatures qu'on nous offre
en guise de portrait de celle-ci.
La
liberté fait peur. La servitude volontaire rassure. Ce n'est pas moi
qui le dit, mais La Boëtie au XVIème siècle. C'est toujours vrai
aujourd'hui. Quantité de gens font de très grands efforts pour
parvenir à être malheureux. Et leurs efforts sont récompensés. Ne
les dérangeons pas. Ils sont libres d'être stupides. Et nous sommes
libres de ne pas faire comme eux. La réflexion n'est pas facile
quand elle emprunte des sentiers inconnus et escarpés. Mais
l'essentiel est au bout. La lumière brille au fond devant nous.
Alors, allons-y ! Et tant pis pour ceux qui ne veulent pas y aller.
Ils ont peut-être d'excellentes raisons pour. Et nous en avons aussi pour ne pas faire comme eux.
Basile,
philosophe naïf, Paris le 25 avril 2015
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