samedi 26 septembre 2015

419 Artifices pour fuir la terreur intérieure

Il y a un peu plus de trente ans j'étais en visite dans une belle piscine parisienne située dans le quinzième arrondissement de Paris, la piscine Blomet. J'observais un maître-nageur qui rangeait des bouées le long du mur longeant le bord du bassin. Elles étaient entassées à la va-vite, certaines saillaient de leur pile. Et le maître-nageur les arrangeait pour en faire des piles bien ordonnées et régulières. Ce travail de rangement qu'il avait choisi de faire suscitait en moi une impression agréable et rassurante. Quand une interrogation me vint : « pourquoi est-ce que je ressens ce rangement sommes toute parfaitement inutile comme agréable et rassurant ? Et pourquoi le maître-nageur procède-t-il ainsi ? Et pourquoi quantité de gens prennent le temps de réaliser un tel genre de tâche banale et inutile ? » Je n'avais pas la réponse. A présent, je l'ai trouvé. Il s'agit de a terreur intérieure.

L'être humain qui porte en lui cette terreur fruit de sa sortie de l'enfance prolongée cherche à y échapper. Comment ? Ici, en modifiant le monde, de manière absurde et sans autre utilité qu'ainsi échapper à la logique du réel et s'éloigner ainsi de lui. Modifier artificiellement sa vision du monde, sans le modifier pour autant, pourra jouer le même rôle. Refusant de voir la réalité telle qu'elle est, l'être humain terrorisé va imaginer un monde irréel dont il prétendra être le spectateur. Une méthode courante consistera à prétendre « mettre le monde en équations ». Lui inventer des catégories où on rangera singulièrement les humains. Il existe des multitudes de catégories artificiellement concoctées ainsi. Je me souviens, par exemple, il y a plus de quarante années avoir usé de deux catégories : les femmes jeunes, jolies, bien habillées et coquettes étaient sensées pour moi à cette époque appartenir à une catégorie de personnes superficielles et conservatrices. Les individus catholiques pratiquants me paraissait aussi alors sous un jour particulier. Je les rangeais en pensées dans une catégorie négative. Et un beau jour je rencontrais des représentants de ces catégories qui étaient en contradiction avec ma classification. Une jeune fille belle, bien habillée et coquette qui participait avec enthousiasme à un meeting révolutionnaire, et un jeune étudiant très sympathique qui se révéla être un catholique pratiquant habitué d'aller aux messes à Notre-Dame. Ces deux rencontres me firent mettre à la poubelle les catégories imaginaires que j'ai cité plus haut.

Tous les jours, effrayés par leur terreur intérieure, des multitudes d'humains usent de catégories, pour croire participer à un monde différent de celui qui inclus leur peur intérieure. Au nombre de catégories très couramment utilisées on trouve, par exemple : « les jeunes » et « les vieux ».

Ces catégories paraissent exister. Mais, à les considérer de plus près, on peut avoir des doutes et les remettre en question.

En effet : quand est-on « vieux » ? Quand est-on « jeune » ? Quand débute la « vieillesse » et fini la « jeunesse » ? Ces catégories paraissent des plus mouvantes et évolutives. Ainsi, quand ma mère, qui était née en 1907 a atteint en 1932 l'âge de vingt-cinq ans, elle était considérée comme « vieille ». Précisément on la rangeait dans les « vieilles filles », au motif qu'elle n'était pas mariée.

Au début des années 1990, j'entendais deux jeunes gens discuter à une table voisine de la mienne au restaurant chinois. L'un d'eux a parlé des « vieux de quarante ans » ! J'en avais déjà 48 passés et ait eu envie de lui dire : « et moi, alors, à 48 ans passés, que dois-je faire ? Me suicider ? »

En 1997, feuilletant une méthode de musique, je tombais sur la biographie de l'auteur, en quatrième de couverture. Une phrase y était écrite qui me frappa et laissa perplexe : « Bien qu'encore jeune, il n'a que cinquante ans. » J'avais jusqu'alors été habitué à entendre qu'avoir 50 ans c'était être vieux.

Pourtant déjà en 1985, quand un très sympathique ancien enseignant des Beaux-Arts que j'avais connu, Michel Faré, est mort, on a annoncé qu'il avait 70 ans (en fait 72, je l'ai lu hier). Et ça m'a paru jeune pour mourir.

Il n'y a pas tant d'années que ça, bien des gens mouraient vers 50 ans, même vers 40. Et on ne trouvait pas ça prématuré. Je me souviens aussi des centenaires dont on entendait parler dans la presse dans les années 1960 : c'était des vieillards en ruines. Et il y avait très peu de centenaires. À présent ça a bien changé. J'ai entendu dire il y a pas mal d'années qu'il y avait déjà 19 000 centenaires aux États-Unis. Je n'ai pas vérifié.

Il y a peu de temps, j'ai lu que traditionnellement en Grande-Bretagne, les centenaires recevaient un mot de la reine. Vu leur abondance actuelle, dorénavant un mot de la reine leur parviendra seulement à partir de 105 ans d'âge et plus 100.

Tout ceci pour en revenir aux catégories. « Jeunes » et « vieux » paraissent des catégories bien artificielles. Pourtant, il existe des personnes qui déclarent détester les jeunes, ou les vieux. Une agence de voyages avait même, il y a peu d'années, joué sur la notion de vieux. Prétendant n'accepter que des jeunes comme clients, elle affichait comme slogan publicitaire pour ses voyages organisés : « interdit aux vieux crabes » !

Toutes ces catégories dont la plupart des gens use surabondamment ont pour but d'échapper à la Nature. Si on y échappe, ou plutôt croit y échapper, on s'éloigne de la terreur intérieure qui nous fait si elle est là horriblement peur. Il existe toutes sortes d'autres artifices pour s'éloigner de la Nature.

Ainsi, par exemple, le travail peut rassurer, car dans bien des cas il tourne le dos à la Nature. Ne serait-ce que parce qu'il est réglé par les horloges, qui ignorent les heures du jour et de nuit. On peut aussi s'éloigner de la Nature avec des uniformes. Ou avec des conformismes qui sont des uniformes sociaux. Ou en allant trop vite ou trop lentement dans ce qu'on fait.

Le port des vêtements dépasse largement le simple usage pratique de ceux-ci. Porter des vêtements, c'est s'éloigner visiblement de la Nature qui nous a fait nu. J'ai connu un voisin qui avait une peur panique d'être vu torse nu par des tiers !

S'attacher à l'argent est un autre moyen intellectuel de chercher à se détacher de la Nature. Je me souviens avoir récemment affolé une jeune fille en lui faisant remarquer que l'argent n'avait pas toujours existé. Et que dans ce cas il pourrait plus tard un jour disparaître. Elle s'est récriée indignée et outrée : « il a toujours existé ! » Ce qui est une affirmation absurde. Dans un registre plus particulier, on voit quantité de personnes qui n'y ont aucun intérêt particulier s'attacher à l'euro. Sortir de cette monnaie vieille de seulement 13 ans leur apparaît comme un désastre à éviter.

Nier la Nature peut passer par l'admiration de beaux défilés en uniformes. Tous ces humains habillés pareils et marchant d'un même pas nous confortent dans l'idée que l'homme et la Nature font deux.

Logiquement, nous devrions nous occuper de choses et nouvelles agréables. Choisir, au contraire, de nous complaire dans la réception de mauvaises nouvelles, via les médias et les livres, peut aussi nous rassurer. Si nous cherchons à baigner dans le désagréable, ce serait la preuve que nous échappons à la logique de la Nature et à notre terreur intérieure. Pour mieux suivre cette démarche consistant à se plonger dans le récit de malheurs divers, nous pourrons prendre soin de faire nôtre des malheurs qui ne sont pas les nôtres. Les artifices pour fuir la terreur sont innombrables. Depuis des dizaines de milliers d'années, les comportements humains s'expliquent presque tous, au moins en partie, par la présence de la terreur intérieure fruit de la sortie de l'enfance prolongée.

Basile, philosophe naïf, Paris le 26 septembre 2015

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