Il y a un peu plus de
trente ans j'étais en visite dans une belle piscine parisienne
située dans le quinzième arrondissement de Paris, la piscine
Blomet. J'observais un maître-nageur qui rangeait des bouées le
long du mur longeant le bord du bassin. Elles étaient entassées à
la va-vite, certaines saillaient de leur pile. Et le maître-nageur
les arrangeait pour en faire des piles bien ordonnées et régulières.
Ce travail de rangement qu'il avait choisi de faire suscitait en moi
une impression agréable et rassurante. Quand une interrogation me
vint : « pourquoi est-ce que je ressens ce rangement sommes
toute parfaitement inutile comme agréable et rassurant ? Et pourquoi
le maître-nageur procède-t-il ainsi ? Et pourquoi quantité de gens
prennent le temps de réaliser un tel genre de tâche banale et
inutile ? » Je n'avais pas la réponse. A présent, je l'ai
trouvé. Il s'agit de a terreur intérieure.
L'être humain qui porte
en lui cette terreur fruit de sa sortie de l'enfance prolongée
cherche à y échapper. Comment ? Ici, en modifiant le monde, de
manière absurde et sans autre utilité qu'ainsi échapper à la
logique du réel et s'éloigner ainsi de lui. Modifier
artificiellement sa vision du monde, sans le modifier pour autant,
pourra jouer le même rôle. Refusant de voir la réalité telle
qu'elle est, l'être humain terrorisé va imaginer un monde irréel
dont il prétendra être le spectateur. Une méthode courante
consistera à prétendre « mettre le monde en équations ».
Lui inventer des catégories où on rangera singulièrement les
humains. Il existe des multitudes de catégories artificiellement
concoctées ainsi. Je me souviens, par exemple, il y a plus de
quarante années avoir usé de deux catégories : les femmes jeunes,
jolies, bien habillées et coquettes étaient sensées pour moi à
cette époque appartenir à une catégorie de personnes
superficielles et conservatrices. Les individus catholiques
pratiquants me paraissait aussi alors sous un jour particulier. Je
les rangeais en pensées dans une catégorie négative. Et un beau
jour je rencontrais des représentants de ces catégories qui étaient
en contradiction avec ma classification. Une jeune fille belle, bien
habillée et coquette qui participait avec enthousiasme à un meeting
révolutionnaire, et un jeune étudiant très sympathique qui se
révéla être un catholique pratiquant habitué d'aller aux messes à
Notre-Dame. Ces deux rencontres me firent mettre à la poubelle les
catégories imaginaires que j'ai cité plus haut.
Tous les jours, effrayés
par leur terreur intérieure, des multitudes d'humains usent de
catégories, pour croire participer à un monde différent de celui
qui inclus leur peur intérieure. Au nombre de catégories très
couramment utilisées on trouve, par exemple : « les jeunes »
et « les vieux ».
Ces catégories
paraissent exister. Mais, à les considérer de plus près, on peut
avoir des doutes et les remettre en question.
En effet : quand est-on
« vieux » ? Quand est-on « jeune » ? Quand
débute la « vieillesse » et fini la « jeunesse »
? Ces catégories paraissent des plus mouvantes et évolutives.
Ainsi, quand ma mère, qui était née en 1907 a atteint en 1932
l'âge de vingt-cinq ans, elle était considérée comme « vieille ».
Précisément on la rangeait dans les « vieilles filles »,
au motif qu'elle n'était pas mariée.
Au début des années
1990, j'entendais deux jeunes gens discuter à une table voisine de
la mienne au restaurant chinois. L'un d'eux a parlé des « vieux
de quarante ans » ! J'en avais déjà 48 passés et ait eu
envie de lui dire : « et moi, alors, à 48 ans passés, que
dois-je faire ? Me suicider ? »
En 1997, feuilletant une
méthode de musique, je tombais sur la biographie de l'auteur, en
quatrième de couverture. Une phrase y était écrite qui me frappa
et laissa perplexe : « Bien qu'encore jeune, il n'a que
cinquante ans. » J'avais jusqu'alors été habitué à entendre
qu'avoir 50 ans c'était être vieux.
Pourtant déjà en 1985,
quand un très sympathique ancien enseignant des Beaux-Arts que
j'avais connu, Michel Faré, est mort, on a annoncé qu'il avait 70
ans (en fait 72, je l'ai lu hier). Et ça m'a paru jeune pour mourir.
Il n'y a pas tant
d'années que ça, bien des gens mouraient vers 50 ans, même vers
40. Et on ne trouvait pas ça prématuré. Je me souviens aussi des
centenaires dont on entendait parler dans la presse dans les années
1960 : c'était des vieillards en ruines. Et il y avait très peu de
centenaires. À présent
ça a bien changé. J'ai entendu dire il y a pas mal d'années qu'il
y avait déjà 19 000 centenaires aux États-Unis. Je n'ai pas
vérifié.
Il y a peu de temps, j'ai
lu que traditionnellement en Grande-Bretagne, les centenaires
recevaient un mot de la reine. Vu leur abondance actuelle, dorénavant
un mot de la reine leur parviendra seulement à partir de 105 ans
d'âge et plus 100.
Tout ceci pour en revenir
aux catégories. « Jeunes » et « vieux »
paraissent des catégories bien artificielles. Pourtant, il existe
des personnes qui déclarent détester les jeunes, ou les vieux. Une
agence de voyages avait même, il y a peu d'années, joué sur la
notion de vieux. Prétendant n'accepter que des jeunes comme clients,
elle affichait comme slogan publicitaire pour ses voyages organisés
: « interdit aux vieux crabes » !
Toutes ces catégories
dont la plupart des gens use surabondamment ont pour but d'échapper
à la Nature. Si on y échappe, ou plutôt croit y échapper, on
s'éloigne de la terreur intérieure qui nous fait si elle est là
horriblement peur. Il existe toutes sortes d'autres artifices pour
s'éloigner de la Nature.
Ainsi, par exemple, le
travail peut rassurer, car dans bien des cas il tourne le dos à la
Nature. Ne serait-ce que parce qu'il est réglé par les horloges,
qui ignorent les heures du jour et de nuit. On peut aussi s'éloigner
de la Nature avec des uniformes. Ou avec des conformismes qui sont
des uniformes sociaux. Ou en allant trop vite ou trop lentement dans
ce qu'on fait.
Le port des vêtements
dépasse largement le simple usage pratique de ceux-ci. Porter des
vêtements, c'est s'éloigner visiblement de la Nature qui nous a
fait nu. J'ai connu un voisin qui avait une peur panique d'être vu
torse nu par des tiers !
S'attacher à l'argent
est un autre moyen intellectuel de chercher à se détacher de la
Nature. Je me souviens avoir récemment affolé une jeune fille en
lui faisant remarquer que l'argent n'avait pas toujours existé. Et
que dans ce cas il pourrait plus tard un jour disparaître. Elle
s'est récriée indignée et outrée : « il a toujours existé
! » Ce qui est une affirmation absurde. Dans un registre plus
particulier, on voit quantité de personnes qui n'y ont aucun intérêt
particulier s'attacher à l'euro. Sortir de cette monnaie vieille de
seulement 13 ans leur apparaît comme un désastre à éviter.
Nier la Nature peut
passer par l'admiration de beaux défilés en uniformes. Tous ces
humains habillés pareils et marchant d'un même pas nous confortent
dans l'idée que l'homme et la Nature font deux.
Logiquement, nous
devrions nous occuper de choses et nouvelles agréables. Choisir, au
contraire, de nous complaire dans la réception de mauvaises
nouvelles, via les médias et les livres, peut aussi nous rassurer.
Si nous cherchons à baigner dans le désagréable, ce serait la
preuve que nous échappons à la logique de la Nature et à notre
terreur intérieure. Pour mieux suivre cette démarche consistant à
se plonger dans le récit de malheurs divers, nous pourrons prendre
soin de faire nôtre des malheurs qui ne sont pas les nôtres. Les
artifices pour fuir la terreur sont innombrables. Depuis des dizaines
de milliers d'années, les comportements humains s'expliquent presque
tous, au moins en partie, par la présence de la terreur intérieure
fruit de la sortie de l'enfance prolongée.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 26 septembre 2015
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