Dans le texte précédent
de ce blog j'observais l'usage bizarre que les humains faisaient
d'anathèmes consistant à attribuer à quelqu'un un qualificatif qui
le faisait passer du rang de congénère à celui de démon.
Qualificatif qui pouvait être varié, mais ayant chaque fois pour
conséquence que le qualifié ou la qualifiée cessait d'exister en
tant qu'interlocuteur, collaborateur possible ou ami. Et devenait un
monstre. Ce genre de non pensée interpelle. D'où tire-t-il son
origine, y compris chez des humains réputés raisonneurs et
intelligents ? Pourquoi un tel raisonnement digne des Papous – que
les Papous m'excusent cette digression déshonorante pour eux, –
a-t-il autant de succès ?
L'origine des anathèmes
se trouve dans l'ardent besoin d'amour universel qui gît au fond de
chaque humain. Quand Jésus s'exclame : « tous les hommes sont
frères ! » « aimez-vous les uns les autres ! » sa
parole traverse les siècles. On s'empresse également de le
trucider. On s'aime, et aussi depuis deux mille ans, on s'entretue
joyeusement en son nom. On tue au nom de la « religion de
l'amour », y compris avec des raffinements de cruauté en
brûlant vif les « hérétiques ».
En 1992, Galilée a été
« réhabilité » par le Vatican. On en a beaucoup parlé.
En revanche on s'est beaucoup moins fait l'écho de la confirmation
simultanée de la condamnation de Giordano Bruno. Sans ajouter
néanmoins la confirmation du sort qui lui fut réservé, assavoir
brulé vif pour ses idées.
De nos jours, les
penseurs qui dérangent ne sont pas toujours mis à mort. On se
contente de les ignorer. Ou de mettre en valeur uniquement la partie
de leurs écrits qui ne dérange pas. Tout en laissant dans l'ombre
le reste.
Il en est de même des
écrivains. On vantera les poésies sentimentales de Marceline
Desbordes-Valmore. On oubliera celles qu'elle a consacré à
l'insurrection des canuts lyonnais.
En sculpture aussi : on
exposera au musée Rodin à Paris tout un tas de ses œuvres. Une
immense table couverte de petites sculptures : « les
érotiques », figurant des couples accouplés, reste
obstinément cachée dans les réserves et officiellement semble « ne
pas exister ». Quand on ne peut pas cacher un tableau de
Courbet figurant un couple de lesbiennes endormi et enlacé, on le
présentera au musée du Petit Palais à Paris sous le titre de :
« Le sommeil ». Alors que le titre d'origine est :
« Après ». Les deux autres toiles : « Avant »
et « Pendant » ont été détruit par les douanes suisses
quand leur propriétaire, Juif fuyant l'invasion nazi durant la
guerre, s'est présenté à la frontière avec les trois tableaux.
Ces précisions connues des spécialistes, je les ai lu dans un livre
d'André Lhote, artiste et écrivain que mes parents ont connu. Je
l'ai moi-même rencontré enfant, quand ma mère avec un de mes
frères, moi et ma sœur, lui avons rendu visite chez lui, dans le
quatorzième arrondissement. Je devais être bien jeune. Car des
années après il est mort en 1962.
Mon frère Michel lui
ayant montré ou offert un dessin à la gouache, fut horriblement
blessé et vexé quand le grand artiste lui fit remarquer qu'il
fallait « commencer par le fond » sa peinture !!
Cette critique était
bonne pour un adulte. L'enfant qu'était Michel l'a pris comme un
véritable affront. Il faut dire que dans ma famille les enfants
étaient tous des génies. Ou du moins étaient supposés tels. Pour
ma mère, on imagine que c'est plutôt normal et logique. Pour mon
père, la démarche s'explique par ses origines aristocratiques.
Fermons cette parenthèse
et revenons-en au sujet abordé ici : l'origine des anathèmes.
Les humains rêvent tous
au fond d'eux-mêmes à un monde d'amour et de paix universels. Anne
Franck écrivait : « je crois à la bonté foncière des
hommes ». Vu le sort qu'elle a connu, on serait très
sérieusement tenté d'en douter. La voir assassiner avec sa famille
et des millions d'autres innocents au nom d'une fumeuse, absurde et
révoltante théorie sur le sang « pur » et les races,
bonnes ou mauvaises... ne donne pas trop envie de croire à cette
« bonté foncière ».
La persistance de ce
désir d'amour universel en dépit de toutes les horreurs qu'a
connut, connaît et connaitra hélas encore l'histoire humaine,
témoigne d'un fait extrêmement positif : le mal est à la base
un phénomène étranger à l'homme. Il est le produit non de sa
nature, mais de sa culture. De la perturbation culturelle, du progrès
qu'il a initié innocemment. Et que le singe qu'il est n'est toujours
malheureusement pas parvenu à gérer. Le mal n'a pas toujours
existé. Il pourra donc disparaître.
Le besoin d'amour ardent
qu'il ressent, fait que l'homme, qui ne comprend pas pourquoi cet
amour manque à ce point, est si rare, cherche des coupables parmi
ses frères. D'où l'usage et l'invention du vocabulaire des
anathèmes. Si ça ne va pas, c'est à cause de ces salauds de X ou
Y. Ou des « salauds » en général...
Le manque d'amour suscite
alors aussi un autre phénomène étrange : la fascination pour le
mal, la mauvaise conduite humaine. Voulez-vous avoir des lecteurs
pour un livre ? Écrivez sur le terrorisme, le goulag, les camps de
la mort, les génocides, les crimes et tortures les plus horribles.
Voulez-vous ne pas avoir de lecteurs ? Parlez du bonheur, de l'amour,
de la douceur, de la bonne entente, de la tendresse, de la
générosité, des bisous et caresses désintéressés. On vous
traitera de « naïf », de « rêveur », de
« Bisounounours »... Vous savez, les « Bisounounours »,
ce dessin animé de la télévision où il n'y a que des gentils...
des bisous et des nounours...
La fascination pour les
méchants commence très tôt. Dès l'enfance, les monstres,
vampires, méchants en tous genres et leur punition fascinent un très
grand nombre de gosses. En 2001, j'entendais deux enfants de huit ou
neuf ans commenter dans le métro parisien, les images de la
télévision montrant la destruction des tours jumelles de New York.
Vous savez, ces images qu'on a passé à l'époque en boucle... je
suis heureux d'avoir toujours refusé de les regarder.
La fascination pour les
humains qui se conduisent mal amène à rêver à leur antidote : les
héros qui se conduisent bien, les redresseurs de tort, les
« défenseurs de la veuve et de l'orphelin ». Réels ou
imaginaires, ces figures hantent le tableau manichéiste du monde. Il
faut trouver la solution qui nous rendra l'amour dont nous avons tant
besoin.
Cet amour existe ou a
existé : on imaginera que l'enfance de l'Humanité ou notre enfance
à nous l'ont connu. Qu'il existe un endroit au moins dans l'univers
où il y a ce bonheur. C'est le Paradis, situé dans l'au-delà ou
sur Terre... Durant des décennies on a vu des centaines de millions
d'humains croirent que le Paradis c'était les États-Unis ou l'Union
Soviétique ou la Chine populaire ou la Suède ou la Yougoslavie.
Quand le mur de Berlin est tombé, nombreux étaient les habitants de
l'est de l'Europe qui croyaient que le capitalisme c'était le
Paradis. Ils ont déchanté depuis.
Pour trouver ce bonheur
inouï et tant désiré on voudra imaginer que quelqu'un de fabuleux
va vous l'apporter. Il pourra s'appeler Adolf Hitler, Joseph Staline,
Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Sarkozy ou le Grand Amour d'une fille ou
un garçon merveilleux...
Ou alors, ça ne sera pas
un homme, une femme, qui amènera le bonheur tant désiré, mais le
travail, l'émigration dans un pays donné, l'argent, la
Révolution... Ou un acte d'éclat : tuer le président de la
République ou le chef d'un parti politique qu'on hait, ou faire
sauter le Sacré-Cœur de Montmartre ou un Macdonald en Bretagne.
Ou ce sera l'adoption
d'un mode de pensée, ou plus exactement de non pensée qui sera
sensée nous apporter miraculeusement ce bonheur rêvé. En
Allemagne, dans le parti communiste des années 1920-1930 existait
pour les militants le parteibefehl : « ordre du parti ».
On ne discute pas, on ne raisonne pas, même si l'ordre donné paraît
absurde et révoltant. On exécute. Le bonheur est au bout du chemin.
Dans le même ordre
d'idée on trouve la pensée mao-tsé-toung en Chine durant
l'horrible Révolution (anti)culturelle, ou l'infaillibilité
papale...
Derrière les rêves de
bonheur et de société idéal se trouve encore et toujours le manque
d'amour. Ce qui en est révélateur est un aspect étrange du débat
entre les humains. Un domaine est systématiquement dramatisé car il
touche directement au manque d'amour. C'est le domaine dit « de
l'amour » ou « de la sexualité ».
Si je dis par exemple que
: « le bonheur c'est manger des escargots », on me
trouvera bizarre, loufoque ou amusant. Si je dis que le bonheur
consiste à se bagarrer à la sortie des bals du samedi soir ou
braquer des banques, on ne pensera pas forcément que j'ai un
problème avec la violence ou l'intention de braquer des banques.
Voire que je l'ai déjà fait. En revanche, il en est tout autrement
dès qu'il s'agit de la « sexualité ». Si je déclare,
par exemple, que le bonheur consiste à avoir trois maitresses très
jeunes ou avoir une pratique sexuelle sadique, on me regardera
bizarrement. De toutes façons le débat sur ces sujets et même la
simple expression sont d'ordinaire impossible.
Vous pouvez inviter à
manger ou au cinéma une jolie fille. En revanche, rien que lui
exprimer ouvertement et directement, par exemple, le désir de la
voir nue ou de la caresser – sans pour autant esquisser le moindre
geste dit « déplacé », – est généralement mal venu
et source de conflits.
Il y a trente ans au
moins, j'ai eu le malheur de dire à une amie ce que je ressentais.
Avec moult efforts j'ai réussi à lui dire simplement que je
souhaitais échanger des caresses avec elle. Elle est aussitôt monté
sur ses grands chevaux. Je ne l'ai plus jamais revu. Toujours il y a
des décennies, une jeune femme que j'avais rencontré dans le métro
et qui est venue me rendre visite chez moi. J'ai eu l'outrecuidance
de commettre un épouvantable horrible atroce inadmissible colossal
abominable crime à son égard : je lui ai volontairement... effleuré
un instant un bout du haut et du côté d'un genou ! Elle n'est
jamais revenue. Le pire, c'est que suite à cette aventure sexuelle
torride, j'ai cru être coupable d'avoir par mon geste mal venu
empêché une belle et possible relation d'amitié...
Voyant la façon
dramatique dont beaucoup traitent le contact dit « physique »,
le paradoxe engendré est que bien souvent je me garde aujourd'hui de
tous contacts de ma part. Alors que je défends l'idée que ceux-ci
manquent cruellement. Mais comment aussi pouvoir les initier, quand
dans notre monde taré ils signifient exactement la demande de coït,
alors que ça ne doit pas systématiquement être le cas ? Et vous
aurez beau dire et beau faire pour vous expliquer, ce qui est déjà
vu comme suspect. La prétention affirmée de tendresse sans
recherche concomitante de l'acte sexuel fait déjà partie de
l'arsenal classique des ruses hypocrites des dragueurs cavaleurs.
L'un d'entre eux me disait qu'il était prêt à inviter une jolie
fille convoitée à partager son lit sans qu'il se passe rien... la
première nuit seulement, pour bien sûr changer complètement de
comportement après. A force de se voir traiter comme des proies par
les dragueurs, les femmes se méfient. Elles ont raison. L'ennui est
que le rejet par elles des poètes romantiques et respectueux fait
partie des dégâts collatéraux du conflit entre les humains
notamment de sexes opposés.
Le manque d'amour
engendrant un intérêt extrême pour tout ce qui paraît horrible et
pessimiste fait que les discours optimistes ont peu de chances
d'avoir beaucoup de succès. C'est pourquoi mes propos prônant
l'amour vrai, la tendresse et le respect n'auront probablement jamais
beaucoup de succès. Souhaitons qu'ils trouvent quand-même quelques
lecteurs qui puissent en tirer agrément et profit.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 23 novembre 2014
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