J'aime faire la fête et
la propager. Car il n'y a rien de tel pour se rendre heureux soi-même
que rendre heureux les autres. Quand la fête est là, personne ne se
demande pourquoi. Quand elle recule ou même disparaît, surgissent
des explications passe-partout : la population a changé, la vie a
changé, ça n'est plus comme avant, c'est « le progrès ».
En fait ces « explications » n'expliquent rien. La même
fête peut continuer à exister en un endroit où se rencontrent les
mêmes changements qui sont prétendument à l'origine de son
« inévitable » disparition ailleurs.
Ainsi, par exemple, on
dira que « la vie moderne », la concurrence de la
télévision, le développement de la circulation automobile ont
contribué à faire disparaître le Carnaval à Paris. Mais, pourquoi
alors est-il toujours resté énorme à Cologne où la vie est tout
aussi « moderne », la télévision aussi envahissante et
les automobiles aussi encombrantes ?
Les arguments faciles
seront brandis aussi pour expliquer à l'inverse l'existence et la
persistance inhabituelle, surprenante de la fête. Pourquoi
existe-t-il toujours un si gigantesque et vivant Carnaval à
Dunkerque ? « C'est normal, ce sont des gens du Nord »
repondra-t-on souvent. Oui, mais, si je fais juste 66 kilomètres et
arrive à Lille, ce sont également des gens du Nord et il n'y a plus
de Carnaval dans cette ville. Carnaval qui exista aussi jadis, fut
très important et vit éclore la célèbre chanson Le P'tit
Quinquin, hymne national de Lille.
La réalité et la
réponse est ailleurs que dans les discours simplistes rencontrés
habituellement. La fête a une histoire, apparaît, persiste,
disparaît ou réapparaît pour des motifs précis qui ne relèvent
nullement de « la fatalité ». Fatalité qui nous ferait
nous lamenter stérilement sur « le bon vieux temps
irrémédiablement disparu ». Vous savez, ce « bon vieux
temps » où les jeunes étaient polis avec les anciens et où
il faisait chaud en été et froid en hiver ?
La fête connaît sa
cuisine, ses recettes, sa culture. Quand la fête disparaît pour des
raisons toujours circonstancielles et jamais par la faute de « la
fatalité », les recettes sont oubliées. Pourquoi ? Parce
que les fêtards font la fête, n'écrivent pas des thèses sur elle.
Et ceux qui écrivent des livres ne s'intéressent généralement pas
à la fête, voire même la détestent. Je poursuis pour ce qui me
concerne un chemin différent. Depuis plus de 23 ans je fais des
recherches sur la fête, pour la faire et organise le Carnaval à
Paris. Fête très importante et injustement oubliée dont j'ai pris
l'initiative de la renaissance en 1993.
La fête étudiante et
les organisations festives estudiantines telles que la Faluche, la
Goliardia, la Calotte, les Tunas, etc. sont infiniment précieuses.
Mais les échanges entre ces organisations manquent terriblement en
regard des possibilités. La raison de ce manque est historique.
Il faut remonter en
arrière, à l'année où se fête le 800ème anniversaire de
l'université de Bologne. En 1888, à cette occasion naissent
simultanément deux organisations festives sœurs appelées à un
brillant avenir et qui existent toujours : la Faluche et la
Goliardia. Au nombre des étudiants de la Goliardia, l'un d'eux se
nomme Efisio Giglio-Tos. Turinois, francophile, il va commencer alors
à projeter l'idée de créer quelque chose de permanent au plan
international. Au bout de dix ans de réflexion, il sera à l'origine
de la première société festive et carnavalesque étudiante
universelle. La Corda Fratres naît en 1898. Corda Fratres
signifie en latin : les Cœurs Frères.
Ce nom est dérivé d'une
formule en latin avec laquelle s'achèvent quantité de discours
fraternels étudiants de l'époque : sursum corda, Fratres !
Haut les cœurs, frères ! Efisio a enlevé le sursum et ôté
la virgule.
La nouvelle société
n'est ni politique, ni religieuse, fraternelle et festive elle
connaît un succès foudroyant dans une quantité de villes
universitaires de par le monde. Elle va compter des dizaines de
milliers d'adhérents sur les cinq continents. Mais ensuite elle
disparaît vers 1925 et est oubliée.
Pourtant, la fête et la fraternité étudiante, la rencontre ni politique, ni religieuse est toujours d'actualité. Je ne dis pas ça contre la politique ou la religion, mais c'est autre chose. On peut s'amuser ensemble en étant d'opinions politiques ou religieuses différentes.
Pourtant, la fête et la fraternité étudiante, la rencontre ni politique, ni religieuse est toujours d'actualité. Je ne dis pas ça contre la politique ou la religion, mais c'est autre chose. On peut s'amuser ensemble en étant d'opinions politiques ou religieuses différentes.
Alors, pourquoi la Corda
Fratres a-t-elle disparu ? La raison est qu'elle souffrait dès
le départ d'un très grave vice de construction. Alors qu'elle se
voulait apolitique, elle a adopté une structure parfaitement
politique : la structure nationale des sections et inter-nationale de
l'ensemble. En choisissant ainsi de développer la Corda Fratres,
Efisio Giglio-Tos a commit une erreur qui a perdu à terme celle-ci.
Dès le départ, les
étudiants autrichiens ont tourné le dos à la Corda Fratres
qui militait de facto pour l'éclatement de l'empire
austro-hongrois, en privilégiant l'appartenance nationale de ses
membres. A juste titre, les Autrichiens voyaient dans ce choix le
souhait de contribuer à l'éclatement de leur empire où se
côtoyaient différentes nationalités. Par la suite, en 1914, la
Corda Fratres, par francophilie prendra le parti de la France
contre l'Allemagne. La Corda Fratres en tant qu'organisation
ni politique, ni religieuse, fraternelle et festive universelle
n'avait pas à prendre partie. Quand bien-même on se placerait d'un
côté des belligérants ou de l'autre, ça n'était pas à elle de
se prononcer. Le fond du problème a été soulevé avant 1914 : il
fallait choisir une structure pour la Corda Fratres se
conformant à la conscience de ses membres. Les étudiants se
reconnaissent par branches de spécialités, par exemple : médecine,
par ville, par exemple Dijon ou Turin, par école ou université, par
exemple : faculté de médecine de Tours ou université de Harvard,
par activité ludique spécifique, par exemple : musicien.
Le choix de la structure
nationale pour une société festive et fraternelle ni politique ni
religieuse est absurde. C'est comme si un organisme central décidait
par exemple du jour et l'heure où une fanfare étudiante de Bordeaux
ou Strasbourg va faire une manche dans la rue. Et cette décision
serait prise à Paris, ou à New York. Car Efisio Giglio-Tos voulait
une structure mondialement centralisée qui récolte ses cotisations
au plan mondial. L'esprit bureaucratique l'avait poussé à élaborer
un règlement interminable où était précisé jusqu'au mode de
porter différents toasts au cours des manifestations festives !
L'introduction
structurelle de la politique dans l'organisation créée par Efisio
conduira à sa politisation interne. Quand, au début des années 1920,
le fascisme arrive au pouvoir en Italie, celui-ci détruit la Corda
Fatres italienne non seulement parce qu'elle ne tolère pas son
indépendance. Mais aussi parce qu'elle a une direction antifasciste.
Les sièges de Naples et Rome sont saccagés par les squadristi,
commandos de choc fascistes, les biens de la Corda Fratres
sont confisqués.
La section italienne de
la Corda Fratres jouait un rôle essentiel pour son
fonctionnement. Elle n'existe plus. Le régime fasciste durera
suffisamment de temps pour que la plupart des étudiants italiens de
l'après-fascisme ignorent ce qu'elle a représenté. Les essais de
renaissance de la Corda Fratres en Italie échoueront dans les
années suivant peu après la fin du fascisme. Une fois de plus pour
la raison de vouloir une organisation centralisée nationalement. Ce
qui entraîne des rivalités entre le nord et le sud de l'Italie et
même entre des villes situées dans la même zone géographique.
Tirer le bilan de la
Corda Fratres, c'est éviter l'erreur de la centralisation.
Respecter l'indépendance des branches de spécialités, villes,
écoles, activité ludique spécifique. Et promouvoir les contacts
bilatéraux. Par exemple : demain faire renaître la fête partagée
entre étudiants lyonnais et turinois.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 16 mars 2016
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