mercredi 26 mars 2014

237 Les chaises payantes et l'homme à l'appareil photo du jardin du Luxembourg

Quand j'étais petit, dans les années 1950-1960, au jardin du Luxembourg à Paris, les chaises étaient payantes. Si on s'asseyait sur une de ces chaises en métal laqué vert, bientôt passait une vieille dame portant un sac. De ce sac elle tirait des billets et prélevait en échange d'un de ceux-ci une certaine somme d'argent.

Il y avait deux tarifs. Les grands fauteuils coutaient plus chers que les simples chaises.

Si on voulait se reposer sans payer, restaient les bancs en pierre. Ceux-ci étaient gratuits. Nous étions pauvres et, sauf une unique fois, ne nous sommes jamais assis en payant sur des sièges tarifés.

Bien averti du caractère payant des dits sièges, j'évitais soigneusement de m'y asseoir.

Une scène m'a frappé un jour : trois jeunes hommes, vraisemblablement des étudiants, s'étaient assis sur des fauteuils payants, les plus chers. Et, quand la vieille dame aux tickets est arrivée à proximité et s'est dirigée vers eux pour les faire payer, un des jeunes hommes a claqué bien fort dans ses mains. Et, à ce signal convenu, les trois se sont levés d'un bond et sont partis avec un grand et joyeux éclat de rire. Sans payer, bien évidemment. Il y a cinquante ans environ que c'est arrivé. Ce souvenir est pourtant resté gravé dans ma mémoire.

Bien plus tard, on m'a dit que le Sénat, dont dépend le jardin, a racheté les chaises. Et c'est ainsi que depuis bien longtemps elles sont devenues gratuites.

Cette pratique des chaises payantes dans cet illustre jardin parisien faisait hier partie des choses normales, habituelles de notre vie, de la vie des Parisiens.

Comme cet homme qui se promenait dans le même jardin, un appareil photo à la main. Il vous prenait en photo presque par surprise, sans demander votre avis. Puis vous remettait un ticket en échange duquel on pouvait aller retirer la photo, quelques jours plus tard, à une certaine adresse précise en échange d'argent.

Ma mère détestait se faire ainsi prendre en photo avec ses enfants, car, pauvre, elle ne pensait pas aller retirer la photo au magasin où on pouvait le faire.

Une seule fois, elle nous a promis qu'on irait la chercher. Puis, la promesse fut oubliée. Et le ticket se perdit quelque part dans le désordre de l'atelier d'artistes familial où nous vivions entassés à six dans le quatorzième arrondissement de Paris.

La taxe sur les chaises et l'homme à l'appareil photo du jardin du Luxembourg n'ont pas toujours existé. Ces choses étaient habituelles il y a quelques décennies. Elles faisaient partie du paysage. Il n'en reste à présent rigoureusement aucune trace visible quand on se promène au jardin du Luxembourg. Un jour, il en sera ainsi d'autres choses de notre vie qui aujourd'hui nous apparaissent comme logiques, inévitables et allant parfaitement de soi :

Disparaîtra et sera oublié le fait d'avoir un travail ennuyeux qu'on n'effectue juste pour avoir de l'argent. Et aussi le fait de payer pour manger, s'habiller, se soigner, se distraire, voyager, téléphoner, avoir un toit sous lequel s'abriter. Un jour, l'argent cessera d''exister. Il n'a pas toujours existé. Et il disparaîtra avec toutes les contraintes absurdes et odieuses qui l'accompagnent. Et qu'il engendre. Et aussi disparaîtra le décorum absurde, stupide et ridicule qui accompagne ceux qui tirent leur puissance de l'argent : riches, hommes d'états, grands voleurs et célébrités diverses.

Basile, philosophe naïf, Paris le 26 mars 2014

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