jeudi 28 juillet 2016

603 Pourquoi les femmes à Paris dans les lieux publics n'osent pas regarder visiblement les hommes inconnus

Je devais avoir environ treize ans. Ça se passait donc vers 1964. Je vivais à Paris. Une idée saugrenue me vint un jour : « et si je regardais dans les yeux les jeunes filles quand je les croise ? » Ce que je fis. Je remarquais alors un phénomène étrange qui me laissa perplexe. Chaque fois que je fixais dans les yeux une jeune fille que je croisais, elle baissait systématiquement les yeux. Exceptée l'une d'elles qui soutint mon regard. Je me souviens très bien où je l'ai croisé : entre les deux squares devant la mairie du quatorzième arrondissement.

Pourtant j'étais bien jeune. Ma mère m'accompagnait. Je n'étais certainement pas si impressionnant que ça.

Neuf ans plus tard, en 1973, j'avais vingt-deux ans. Je marchais dans les rues de Paris. J'avais l'impression que toutes les jeunes filles me regardaient. L'explication était simple. Pour la première fois de ma vie j'avais une copine. Je marchais avec elle et visiblement étais ainsi « neutralisé ». Les filles ne me craignaient donc pas.

Tout dernièrement je faisais remarquer à une sympathique amie que les femmes à Paris n'osent pas regarder visiblement les hommes inconnus dans les lieux publics. Elle m'a répondu : « c'est normal. Si une femme regarde visiblement un homme inconnu, c'est une avance. »

L'explication est là : les hommes sont réputés vouloir tout le temps baiser. Nombre d'entre eux se conformant avec cette idée. D'où la stratégie d'évitement pratiquée par la plupart des femmes. Il existe des exceptions. Certaines filles ne se gênent pas pour visiblement regarder les hommes.

Le dérèglement masculin de l'appétit sexuel pourrit tout et empêche la communication. Et s'il s'agit du toucher, c'est pareil. Si une femme accepte juste d'être effleurée par un inconnu, ça signifie qu'elle accepte de coucher. Il y a bien des années, une jeune femme dont j'avais fait la connaissance dans le métro a accepté de venir chez moi. Quelles étaient ses intentions ? Les connaissait-elle elle-même ? Je ne sais pas. Toujours est-il que cherchant à explorer le domaine relationnel, et alors très ignorant de celui-ci, je lui ai à un moment-donné effleuré volontairement un genou. Elle n'est jamais revenue. Sans le savoir clairement, j'avais exprimé par mon geste une invite sexuelle explicite.

Cette interprétation du toucher perturbe aussi les relations entre hommes. Car en général tous les touchers entre hommes à Paris, à part se serrer la main, sont considérés à priori comme de nature homosexuelle. Ce qui fait que quand un homme apprécie un autre homme et cherche à l'exprimer chaleureusement et tactilement, il en est réduit à lui serrer la main plus longuement que d'habitude. Ce qui dévaste l'ensemble des relations humaines, c'est la croyance dans le fait que pour les humains de sexe mâle la recherche du coït est forcément permanente. Même des hommes paraissant plutôt gentils, respectueux, bien élevés, souscrivent à cette croyance. Celle-ci amène à diviser l'être humain. De même que le sexe est caché par les vêtements, il est sensé participer à une sorte d'autre vie, parallèle à l'habituelle, des fois même contradictoire. Il y aurait la vie publique normale et la vie « sexuelle ». Des comportements jugés déplorables dans la vie publique normale pourraient ainsi être justifiés et honorables dans la vie « sexuelle ». Par exemple, mentir ou frapper quelqu'un, comportements jugés déplorables dans la vie publique normale, deviendraient normal et allant de soi dans la vie « sexuelle ». Cette manière fantaisiste et aberrante de considérer les choses est acceptée par beaucoup de gens. La vie est une. Il n'existe pas une cloison étanche entre la vie publique en général et une vie autre qui serait « sexuelle ». La division des rapports humains imaginée ainsi est invalidante pour le vivre ensemble, qu'il soit ou non proclamé « sexuel ».

Basile, philosophe naïf, Paris le 28 juillet 2016

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