mardi 22 janvier 2013

76 Siphonnage des masques et Carnaval à l'envers


Salvo, un passionné de musique et Carnaval, Italien que j'ai connu à Paris, m'a raconté ceci :

A Venise, de nos jours, les plus belles fêtes costumées du Carnaval se déroulent en privé dans des palais. Comme durant le Carnaval quantité de masques déambulent dans les rues de la cité, les plus beaux sont approchés par des personnes qui leur donnent des cartons d'invitation pour ces fêtes. Ainsi les organisateurs de ces événements s'offrent sans payer la participation de quantité de très beaux masques.

Cette manière de faire n'est pas nouvelle. Je l'ai baptisé : « le siphonnage des masques ». D'une certaine façon, des pratiques similaires existaient jadis au Carnaval de Paris.

Quand le Carnaval est actif et vivant, quantité de gens se costument. Font la fête en privé chez eux ou dans d'autres lieux fermés où ils se rassemblent. Mais, bien sûr, ils vont également dehors, souvent en groupes. Cette activité portait jadis un nom : « la promenade de masques ». Au XVIIème siècle, par milliers les masques allaient se promener dans l'artère la plus large de Paris, le « Cours Saint-Antoine » qui correspond à un tronçon de la rue Saint Antoine où se trouve notamment l'église Saint Paul-Saint Louis. Par centaines se retrouvaient là des voitures. Les uns se montraient, les autres venaient voir. L'animation régnait, avec les blagues traditionnelles du temps du Carnaval.

Au Carnaval de Paris au XIXème siècle, le même phénomène de promenades de masques se poursuit. Un tableau figure la voiture du prince Demidoff chargée de masques. Les blanchisseuses en voitures se retrouvaient sur les Grands Boulevards au moment de la Mi-Carême, avant de finir la journée de fête dans les bistros et salles de danses et restaurants des barrières.

Il existait jadis à Paris un siphonnage involontaire des masques. On l'appelait le momon, ce qui signifie aussi « mascarade ». Quand un groupe de masques entendait qu'une fête de carnaval avait lieu chez un particulier, il s'y invitait d'office. Cette pratique, qui rappelle les actuelles « chapelles » dunkerquoises devait des fois susciter des incidents. Elle fut interdite et pourchassée.

On rapporte qu'un jour de Carnaval à Paris, au XVIIIème siècle, un groupe de jeunes gens costumés fut empêchée d'entrer ainsi dans une belle et riche fête. Le chef du groupe, en représailles, invita ses amis à bruler le portail d'entrée. Aussitôt dit, aussitôt fait, amassant du bois contre le portail, les jeunes gens l'incendièrent. Le lendemain, le propriétaire de la maison ainsi endommagée appris que la troupe pyromane était composée du jeune roi Louis XV et ses proches courtisans !

Le phénomène du momon connait à l'époque moderne une sorte de continuité. A la fin des années 1990, par exemple, un jeune homme habitant Vanves, en proche banlieue de Paris, m'a raconté que le groupe de jeunes qu'il fréquentait s'invitait ainsi quand ils repérait une fête chez des gens.

A côté du siphonnage involontaire, existait avant à Paris un siphonnage volontaire.

Quand, le 31 décembre 1715, le Régent crée le célèbre bal masqué de l'Opéra, il s'agit d'un siphonnage de masques. On sait qu'il y en a des masses à Paris durant le Carnaval. On leur propose l'accès à un bal payant. Le succès festif du bal est assuré par la participation de ceux et celles qui sont déjà costumés.

Le cortège du Bœuf Gras parisien entraîne à sa suite les carnavaleux. Encore un siphonnage de masques. Ce procédé sera utilisé pour créer le cortège institutionnel des reines de blanchisseuses de la Mi-Carême parisienne. Il existe déjà le regroupement des voitures de blanchisseuses en Carnaval. En 1891, on va les ordonner en cortège unique. Ainsi, on crée sans difficultés un événement. Pas besoin de costumer les blanchisseuses pour l'occasion. Elles le sont déjà.

Mais ces cortèges naissent du terreau du Carnaval. Certes ils prennent des formes institutionnalisées avec participations de figurants payés et de militaires. Mais ils reflètent l'existence du Carnaval vivant. En sont en quelque sorte indirectement l'émanation.

Au XIXème siècle, les parades carnavalesques organisées sont suivies par un cortège formé de groupes se rassemblant de manière spontanée. Entre les deux, des gardes municipaux veillent à éviter que la partie organisée soit envahie par l'autre.

Quand à partir de 1993 j'ai cherché à faire renaître le Carnaval de Paris, je me suis consacré à la renaissance du cortège du Bœuf Gras. J'y suis arrivé au bout de cinq ans. Mais de quoi était fait le cortège de renaissance en 1998 ?

Il était fait d'un assemblage de bric et de broc. A part quelques personnes qui s'étaient costumées dans un atelier improvisé au dessus d'un café de la porte des Lilas et la poignée de Pantruches, tous les autres étaient déjà organisés quelque part. La Fédération des Carnavals et Festivités avait été séduite par l'initiative. Habituée à l'impossibilité de défiler à Paris du fait des interdictions, l'opportunité de pouvoir défiler au Carnaval de Paris l'avait fait accourir. Avec son président et le Comité des Fêtes d'Argenteuil et un canon à confetti du Carnaval d'Hagondange avec 600 kilos de confettis. L'importance proportionnelle des Argenteuillais dans le cortège, qui ressortaient costumes et chars de carnaval qui venaient de servir en juin dans leur ville, fit dire à un Argenteuillais présent : « Mais on refait simplement le Carnaval d'Argenteuil ! »

A part eux, des gens venus en car d'une autre banlieue, une enrubanneuse décorée de fleurs en papier crépon avec deux carnavaleux costumés montés dessus, un groupe d'élèves de l'école de la Boucherie portant le Géant Bœuf, quelques personnes, une vache statue, la vache dans son camion fermé et Alain Riou. C'était à peu près tout. J'ai vu aussi au départ un groupe d'Antillais. Un groupe folklorique auvergnat s'est décommandé à cause de la pluie qui aurait abimé leurs costumes. Un autre groupe musical folklorique annoncé par le propriétaire de la vache n'est jamais venu.

Stimulant la venue des uns et des autres, une équipe de télévision tournait pour FR3 un documentaire sur la fête. Mais pour un Carnaval de Paris, c'était plutôt riquiqui.

Bien sûr, eut égard à l'Histoire, à nos efforts, à nos projets, c'était énorme. Le Bœuf Gras du Carnaval de Paris reparaissait enfin dans les rues de Paris après une éclipse et un oubli qui avait duré 46 ans. Comme me l'a dit mon ami Bernard le soir de la fête : « Basile, on appelle ça une réussite ! » Soulignant les difficultés et obstacles rencontrés, Alain Riou n'a pas cessé de dire après que ce Carnaval de Paris on l'avait fait renaître « aux forceps ».

Mais, pour ceux qui ignoraient tous ces attendus, cette histoire, ces efforts préalables. Et pour qui les mots « Carnaval de Paris » signifiait une fête grandiose, c'était plutôt décourageant. Dans ces conditions, ce n'est pas très étonnant que hormis les Pantruches et Alain Riou, tout le monde présent à la première édition brillait par son absence à la seconde un an après.

Les Pantruches, la batucada Muleketu et le show Buffalo Bill, des professionnels venus bénévolement du parc Eurodisney, formaient le second cortège. Le show Buffalo Bill avait annoncé qu'il ne participerait pas si la pluie survenait. Les parures en plumes des Indiens ne pouvant pas dans ce cas être utilisées. Seuls du Carnaval Alain Riou et moi connaissions cela et observions le ciel assez nuageux avec inquiétude. Vers 13 heures tombèrent deux gouttes, puis le temps resta sec. Nous l'avions échappé belle !

Après cette deuxième édition, le cortège du Bœuf Gras pris sa physionomie actuelle. C'est-à-dire essentiellement un ensemble de groupes musicaux ou dansants qui se retrouvent pour défiler derrière la vache. Son succès va en augmentant depuis à présent seize ans.

Mais, à part de petits groupes carnavalesques costumés qui le rejoignent, est-ce le Carnaval ?

Les cortèges carnavalesques surgissent du fait de l'existence d'une activité carnavalesque débordant dans la rue avec les promenades de masques et s'ordonnant pour former ensuite des cortèges constitués. C'est ce qui se passe à Dunkerque. Toute la ville est en Carnaval. Alors, par milliers les masques se forment en cortège chantant et chahutant derrière la fanfare et le tambour-major.

A Paris, l'activité Carnaval, c'était les innombrables goguettes, dont des centaines organisées en sociétés bigophoniques. Ces goguettes n'ont pas encore reparues. Pourtant, le cortège du Bœuf Gras est à nouveau là depuis 1998 et celui des Reines des Blanchisseuses de la Mi-Carême a recommencé à défiler en 2009.

Nous avons donc là ce qui est sensé être l'émanation de l'activité goguettière sans celle-ci. D'une certaine façon c'est le Carnaval à l'envers. La plante carnavalesque a commencé à pousser par le haut sans avoir encore acquit ses racines.

A nous de les créer en créant des goguettes. Ensuite, elles seront à nouveau l'âme de la fête au Carnaval parisien et on pourra dire que celui-ci est reparu pour longtemps et solidement.

La base du Carnaval de Paris doit être la joie dans nos cœurs. Organisons-là en nous amusant ! Pour pouvoir y arriver, il a fallu retrouver la goguette et comprendre comment elle fonctionnait. Sinon, bien sûr, la question de la renaissance du Carnaval de Paris avec costumes, bals, a déjà été posée. En 1998, un bal en partie costumé s'est déroulé à la Maroquinerie, dans le cadre de la renaissance du Carnaval de Paris. Il y a eu aussi le petit atelier de costumes dans la salle au dessus d'un café de la porte des Lilas. Mais de telles initiatives n'eurent pas de suites pour ce que j'ai vu.

Sauf le groupe des Pantruches, où durant pas mal de temps nous nous demandions comment développer le carnaval. Et revenait le même propos : « il faudrait organiser un bal costumé ». Mais où, quand, comment, avec quel argent ? Et les salles à louer sont hors de prix à Paris.

Il nous manquait la réponse technique et artistique, la base : la goguette. Le jour où un certain nombre de goguettes seront à nouveau là, l'envie viendra de faire des bals costumés et on saura comment les organiser. Le Carnaval se construit à partir de la joie organisée des goguettes. Exactement comme cela se passe aujourd'hui à Dunkerque et dans les alentours. Il existe des dizaines de sociétés philanthropiques et carnavalesques qui sont les goguettes de là-bas.

Au moment du Carnaval, ces sociétés organisent leurs bals. Et avec la masse de gens qui vient, on arrive à remplir des salles de bal avec 8000 carnavaleux costumés.

Exactement comme cela se passait jadis à Paris.

A Paris, on recommencera d'abord en très petit, avec de très petits bals. Puis on grossira. Le potentiel festif de la ville est gigantesque. Auquel s'ajoutent tous les amoureux de Paris qui viennent d'ailleurs faire la fête avec nous. Notre fête deviendra immense. Car des carnavaleux dunkerquois nous l'ont dit il y a quelques années : c'est possible de les dépasser en Carnaval. Et cela arrivera.

Basile, philosophe naïf, Paris le 22 janvier 2013

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