lundi 16 novembre 2015

461 Le malheur et la fête

Il existe un très étrange point de vue qui prétend que, quand il se passe des choses tristes, il n'est pas correct, décent, raisonnable, admissible de s'amuser et faire la fête. Ce point de vue revient à déclarer que le malheur est un élément qui nous définit. Nous nierions, insulterions même notre identité si, ayant des motifs pour pleurer, nous nous hasarderions à rire. « Quand on est en deuil, ce n'est pas décent de s'amuser... » Au nom de ce « principe », dans quantité de sociétés traditionalistes et religieuses, on voyait les femmes se vêtirent de noir au premier deuil dans leur famille, même un deuil éloigné. Et rester vêtues de la sorte jusqu'à la fin de leur vie. C'était vrai encore il y a quelques décennies, par exemple en Pologne et je crois aussi au Portugal. Je me souviens avoir vu une dame comme ça dans les années 1990. Elle prenait le métro aux mêmes heures que moi le matin. Ce qui fait que je l'ai aperçu à plusieurs reprises. C'était assez impressionnant. C'était une dame d'une quarantaine d'années intégralement habillée de noir de la tête aux pieds, du foulard noir sur la tête jusqu'à ses grosses chaussures également noires. Robe noire, bas noirs, tout était noir sur elle.

Les ennemis de la fête et de la joie adorent exhiber ce grand principe qui voudrait qu'au nom de la « décence » il serait naturellement et évidemment prohibé de s'amuser. Par respect des malheureux, il faudrait renoncer à être heureux. Un de mes amis qui préparait le Carnaval de Cherbourg-Octeville il y a quelques années s'est ainsi un jour fait engueuler par un automobiliste qu'il ne connaissait pas. « Comment ? Vous voulez faire Carnaval alors qu'il y a tant de chômage ! »

Donc, il faut, non seulement souffrir du chômage, mais de plus, souffrir de l'absence de distractions. Et, se priver de Carnaval donnera-t-il du travail aux chômeurs ? Bien sûr que non. Sans compter que le Carnaval est une fête gratuite à la portée des pauvres, tandis que la plupart des distractions étant payantes, il ne peuvent pas en profiter. Tuer le Carnaval c'est desservir les pauvres et les chômeurs.

Un prêtre de Venise disait il y a des années à la télévision qu'il faisait Carnaval. Et que ça lui donnait des forces pour aider les malheureux. J'ai parrainé la création d'une compagnie carnavalesque parisienne regroupant des femmes handicapées. J'ai ainsi pu faire profiter à ses adhérentes du Carnaval de Paris. Par la suite, j'ai vu des personnes très malades venir assister à cette fête ou y défiler. J'ai eu l'occasion de voir la photo d'une femme en train de rire. Elle était amputée en trois endroits, costumée en zèbre et installée sur une carriole hippomobile au Carnaval de Paris. Quel meilleur justificatif peut-on fournir de la nécessité et du caractère positif de la fête ?

En 1919 à Dunkerque, les fourriers de la tristesse et la morosité ont tenté une action pour empêcher la renaissance du Carnaval de la ville après l'interruption causée par la Grande Guerre. Une campagne d'affiches fut faite à Dunkerque pour proclamer que s'amuser au Carnaval c'était manquer de respect pour la mémoire des nombreux morts de la guerre ! Non seulement il avait fallu supporter les horreurs et les deuils de la guerre, mais en plus il ne devait plus être question de s'amuser ensuite ! Les Dunkerquois résistèrent à cette campagne. Le Carnaval repris. Ce fut pareil juste après la Seconde guerre mondiale, où les Carnavaleux défilèrent dans leur ville en ruines. La joie est plus forte que la guerre. Les médias veulent souvent nous forcer à ne penser qu'à des choses tristes. L'information triste se vend mieux que l'information joyeuse. Les nouvelles tristes représentent également le fond de commerce de certains politiques. Ils n'ont rien à proposer de positif. Alors, allons-y dans le négatif ! « On vous protège. Si nous n'étions pas là, ça serait pire, » disent-ils. « N'oubliez pas de voter pour nous aux prochaines élections. » Et puis aussi, parler de certaines choses tristes permet de justifier de ne pas régler d'autres choses tristes. Quand j'étais petit, dans les années 1960, le leitmotiv que j'entendais inlassablement répéter dans les déclarations officielles était : « il faut penser aux Français les plus défavorisés ». Ce discours officiel permettait de justifier le fait de ne pas penser à bien d'autres personnes.

Basile, philosophe naïf, Paris le 16 novembre 2015

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