mercredi 14 août 2013

134 Théorie du « choc nostalgique »

A la naissance nous sommes des petits singes. Cet état est plus ou moins bien respecté dans notre société « civilisée », c'est-à-dire dénaturée par des centaines de milliers, des millions d'années de pratiques industrielles, sociales, linguistiques, religieuses et culturelles diverses.

Initialement, le petit singe connaissait une intimité physique et morale intense avec les grands singes. Léchages pour la toilette, caresses, sommeils partagés et promiscuité épidermique...

Chez le singe dénaturé, « acculturé », cet état de choses est vite remis en question. Certes, on entend des mères dirent aujourd'hui qu'elles « mangent » leur bébé. Une jeune femme me racontait que très petits, elle, son frère et sa sœur avaient le visage léché par leur père.

Cependant, très vite intervient le sevrage tactile. Les caresses sont drastiquement rationnées. Le léchage ou même simplement tirer la langue est interdit. Le petit singe s'adapte plus ou moins bien à cette misère tactile. Car il la voit omniprésente dans la société qui l'entoure. Elle fait partie de la vie des adultes. Cette dernière impression est d'autant plus ressentie et convaincante que les câlins classés « sexuels » entre adultes se déroulent en cachette et hors de sa vue. Et on n'en parle pas.

Durant un certain nombre d'années, le petit singe va vivre une vie vidée des câlins. Cet état de choses d'origine culturelle a été vu jadis comme d'origine « naturelle ». Il a été baptisé par Freud « période de latence ». Le terme plus juste est « période de post-sevrage ». De plus, Freud s'est embrouillé en déclarant les câlins « sexuels », alors que c'est exactement l'inverse. Il y a les câlins qui intègrent les gestes « sexuels ». Et non les câlins intégrés au « sexe » : Freud interprétait la satisfaction de la tétée chez les bébés comme une satisfaction d'ordre sexuel. On ne voit pas ce que le sexe va faire là-dedans ! C'est une satisfaction tactile, affective, nourrissante, buccale... mais pourquoi « sexuelle » ? Sinon pour justifier la vieille culpabilité générale et religieuse du « plaisir ».

Quand l'âge de la capacité procréative arrive, ou avant, les jeunes singes humains rêvent confusément de rompre leur jeûne câlinique. Ou tentent de le faire, avec plus ou moins de succès. Certains ne le feront jamais ou seulement plus tard. Mais le manque câlinique, lui, reste sous jacent depuis le début du sevrage. Ce qui explique l'étrange phénomène du « choc nostalgique ».

Quelquefois, un événement accentue subitement et de manière cuisante la souffrance engendrée par l'absence de câlins. Et aussi la nostalgie des câlins qui n'ont pas été reçus, donnés, échangés durant de nombreuses années. Une tristesse terrible et confuse peut en résulter et pousser même au suicide.

L'événement qui provoque ce « choc nostalgique » peut être violent ou en apparence pas. Mais il ébranle la personne concernée. Ça peut être un viol, une agression sexuelle. Mais ça peut aussi bien être un chagrin d'amour, un divorce, un renoncement à enfanter, le deuil d'un proche, etc.

Quand le réveil de la faim câlinique survient ainsi, le désespoir n'est pas le fruit de l'événement réveillant, mais des années de souffrances par manque. On n'a pas été caressé. On l'a accepté et apparemment bien vécu. Et quelque part on le vivait en fait très mal. Et le réaliser est pire.

L'association des câlins avec un événement désagréable qui en a réveillé la faim peut amener à renoncer aux câlins. Vécus comme quelque chose de désagréable car associés au désagrément réveilleur. Ainsi, une femme violée refuse par la suite les câlins. C'est un phénomène que j'ai vu. La femme en question refusait tout ce qui lui rappelait la tendresse. Car elle l'avait refoulé et associé au souvenir de son agression dont elle ne parlait jamais. Et qui avait « remué » sa faim de câlins.

Basile, philosophe naïf, Paris les 13 et 14 août 2013

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