jeudi 11 avril 2013

95 Rigorisme et formalisme

La morale sexuelle dominante de la société française et parisienne où je vis brille par son rigorisme et son formalisme. Les choix sont tranchés. Les nuances sont absentes.

Si je dis « je t'aime » à quelqu'un. Si on s'embrasse sur la bouche. Dort dans le même lit. Échange des caresses. Si éventuellement, mais pas toujours, on baise, etc. On est forcément :

Des « amoureux », ce qui signifie qu'on doit baiser régulièrement. Vivre ensemble. Faire des enfants et les élever.

Ou alors on est seulement des « amants ». Ce qui signifie qu'on doit baiser régulièrement.

Ou c'est juste une « passade ». On va baiser durant quelque temps. Puis on va arrêter.

Il n'existe aucune autre éventualité possible. Si on prétend être autre chose qu'un de ces trois cas précis, c'est forcément impossible, inimaginable, ou inadmissible, condamnable. C'est le désordre, la débauche, le libertinage. On fait « n'importe quoi » etc.

Cette morale a un caractère intolérant, étroit, terroriste, dictatorial. Si j'aime une fille, je dois coucher avec et en avoir envie. Parce que c'est bien, indispensable, normal. C'est ce qu'elle veut, etc.

Il se trouve que j'aime une femme. Et ne désire aucunement pratiquer l'acte sexuel avec elle. J'en fais part à mon plus ancien ami, pourtant plutôt généralement ouvert d'esprit.

Entendant mon propos, il est troublé :

« Mais, faire l'amour, c'est agréable ! dit-il. »

« Oui, mais je n'en ai pas envie. Si je le fais sans en avoir envie, ce n'est pas agréable. »

« Mais, alors, ça veut dire que tu ne la touche pas du tout ? »

« Non, pourquoi. Je peux lui faire des câlins sans pour autant baiser. »

« Mais si elle t'aime, tu ne te rends pas compte dans quelle situation horrible tu la mets ! »

Et mon ami conclut finalement :

« En fait, tu ne l'aime pas. »

C'est dire la force des préjugés.

S'embrasser sur la bouche signifie soi-disant obligatoirement qu'on baise ensemble. C'est le sens du baiser sur la bouche des mariés au sortir de l'église. Un curé parisien officiant la messe de mariage d'un copain, il y a quelques décennies, a dit devant moi : « A présent, les mariés sont autorisés à s'embrasser en public devant tout le monde ! »

Ce qui signifiait : « maintenant qu'ils sont mariés, ils vont baiser ensemble ».

Qu'un tiers se mêle de la vie sexuelle de deux individus me paraît déplacé. Mais toute notre belle société tend à se mêler des affaires intimes des gens. Le quotidien des conversations de quantité de gens, notamment au travail, consiste à commenter la vie sexuelle supposée de leur entourage.

La pression normative est absolument effrayante.

J'ai passé quarante années à chercher « l'âme sœur ». Je ne la cherche plus. Vous me direz que je suis désespéré. Pas du tout, j'ai simplement cessé d'avoir le crâne bourré. Car qu'est-ce donc que cette obsession de trouver l'âme sœur, l'exact complément idéal et sur mesures de soi même ?

C'est le fruit d'un prodigieux matraquage psychologique. Étudions-le à présent.

J'ai écris ailleurs que l'homme est un singe. Certains ont dit : « l'homme descends du singe ». D'autres parlent de « nos cousins singes ». Eh bien non, nous ne sommes pas des descendants ou parents des singes. Nous sommes des singes à part entière. Absolument, complètement, totalement singes, tel est ce que nous sommes.

Cette compréhension des choses doit nous aider à mieux nous comprendre. Le singe est adulte quand il est capable de se nourrir tout seul. Nous devenons ainsi adultes vers l'âge de six ans.

Mais, dans la société organisée où nous vivons, ce n'est pas entendu comme ça. A six ans, nous ne sommes pas des adultes. Ce sera nié. Et pour faire de nous des humains « civilisés » et officiellement adultes bien plus tard, on va s'appliquer à briser le singe en nous. A faire de nous des êtres soumis, hésitants, dépendants des soi-disant adultes véritables qui nous entourent. Ce sera long, difficile, douloureux. Quand nous nous révolterons, on dira que nous faisons des caprices.

Signe de ce terrible conflit entre singes, la plupart des singes adultes de six ans vont perdre leur sens des couleurs, du dessin, de la créativité. Au départ, ils dessinent tous. Manient de belles couleurs. Imaginent des histoires. Sont poètes sans savoir écrire. Ça va se terminer pour le plus grand nombre. L'implacable broyeuse familiale, sociale, télévisuelle et scolaire se met en route.

Ah ! Certes, on apprend des choses utiles comme lire, écrire, compter, etc. Mais on apprend d'abord et surtout à se soumettre et obéir. Marcher en rang, se taire, ne plus avoir d'initiatives, être bien dressé. En concurrence avec les autres bien dressés : nos frères, sœurs, cousins, petits camarades.

Et c'est ainsi que progressivement on perd son authenticité. Les enfants créatifs deviennent des adultes productifs. Arrivera un jour où, avec la capacité de nous reproduire, devenus plus grands et forts qu'à l'âge de six ans, nous nous révolterons peut-être. Mais nous serons déjà perdus, paumés par la masse d'indications diverses et le conditionnement de très longues années de dressage.

Et dans ce cours forcé les parents seront les dieux. Ceux qui nous donnent à manger. Et s'occupent de nous. La place démesurée qu'ils occupent dans notre vie finira par nous déranger la tête. Nous chercherons l'amour de substitution : le Grand Amour, le Tout-en-Un, la Maman ou le Papa de substitution. Et où et comment trouver cet être magique et fabuleux ? Mais c'est « l'Amour ! »

Tu aimes X ou Y ? Couches avec. Épouses-le. Ou épouses-la ! Et tu trouveras le Bonheur. Ce Bonheur rêvé en fait n'existe pas. C'est juste l'ombre des grands dieux de notre enfance passée : Papa ou Maman soleil. Cette quête absurde peut très mal se terminer. Chaque année, contrariés dans leur recherche de cette chimère, des milliers de jeunes, désespérés, mettent fin à leurs jours. Il est temps d'arrêter ce massacre. Expliquer que la vie c'est très beau. Mais aussi que c'est absolument autre chose que trouver un Papa ou une Maman bis pour vivre avec. Car le bonheur, par définition, n'est jamais un phénomène préfabriqué sur mesures. Il est pour chacun unique, original, évolutif.

Basile, philosophe naïf, Paris le 11 avril 2013

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