Il existe un canal
sortant de Paris pour aller vers la province. Il s'appelle le canal
de l'Ourcq. Le long de celui-ci court un joli chemin de halage où on
peut se promener à pied ou à bicyclette. Il y a une trentaine
d'années, j'étais en banlieue de Paris et contemplais le chemin de
halage de ce canal. Il était dix-neuf heures, le lieu était
absolument désert. J'étais avec une amie. Quand j'ai remarqué
qu'elle regardait le chemin avec un regard bizarre. Je lui ai demandé
le motif de son regard. Elle m'a répondu : « je me disais
que si j'étais seule, je ne pourrais pas me promener dans cet
endroit à cette heure. »
Hier, une charmante
sexagénaire parisienne me disait, parlant de la condition féminine :
« tu sais, je fais des insomnies. J'aurais bien aimé quand ça
m'arrive de sortir la nuit faire une ou deux fois le tour du pâté
d'immeubles. Ça me ferait du bien. Mais je ne peux pas le faire
parce que je suis une femme. »
Il y a quelques années
je sortais du métro, dans le quatorzième arrondissement de Paris.
Il était minuit et demi. Au même moment, me précédant de quelques
mètres sort du métro une très jolie fille. Voilà qu'elle emprunte
la même rue, large et déserte, que je prends pour rentrer chez moi.
Je peux donc lui donner l'impression que je la suit. Je me rends
compte, à sa façon de réagir qu'elle a peur de moi. Manque de
chance pour elle, elle tourne dans une petite rue où moi aussi je
m'engage. Comme elle s'arrête devant le portail d'un immeuble, au
moment de la dépasser, je ressens le besoin de la rassurer. Comme je
passe près d'elle, je m'arrête un très bref instant pour lui
dire : « je ne vous suit pas, je vais deux rues plus loin à gauche,
c'est là où j'habite. »
L'année dernière
j'allais en métro jusqu'au terminus de Saint-Denis de la ligne 13.
J’étais avec une très jolie fille. Il y avait foule et nous
n'étions pas assis l'un près de l'autre. À
un moment je vois un homme d'une trentaine d'années dire quelques
mots à cette jeune fille. Elle lui répond. L'échange se termine
vite. Arrive le terminus de la ligne. J'ai déjà oublié ce qui
s'est passé. Je veux descendre de la rame, quand la jeune fille me
dit : « attends avant de descendre. Tu n'as pas vu l'homme
qui m'a parlé. Il n'a pas arrêté de me regarder. Attendons qu'il
s'éloigne. » C'est ce que nous avons fait.
C'est ainsi que ça se
passe au quotidien à Paris et dans toutes les grandes villes du
monde et pas seulement. Les femmes et les jeunes filles sont obligées
d'intégrer en permanence dans leur conduite un logiciel de la peur.
Ce logiciel va par exemple leur interdire de sortir seule dans la rue
entre minuit et demi et quatre heures et demi du matin.
L'interdit n'est pas formulé officiellement. Mais si elles
osent le transgresser, c'est à leurs risques et périls. On n'en
parle jamais. En tous cas les hommes n'en parlent jamais. Certaines
associations féministes organisent des fois des marches féminines
de nuit pour « reprendre la rue ». C'est tout ce que j'ai
vu jusqu'à présent comme dénonciation publique de cette
quarantaine scandaleuse.
Les femmes en suivant
leur logiciel de la peur évitent la plupart des agressions qui
arriveraient venant d'inconnus dans des lieux publics. Restent
malheureusement les agressions commises dans un cadre privé et par
des membres de leur entourage. Le commentaire fréquemment entendu
devant cette situation est que la rue, ce n'est pas si dangereux. La
preuve, la plupart des agressions sont commises par des membres de
l'entourage connu des victimes. En fait le danger, la menace est
partout, voilà la vérité. Et les hommes font comme si ça
n'existait pas. On dirait que le monde des hommes et celui des femmes
sont comme deux mondes différents qui ne se connaissent pas et ne se
fréquentent pas. Ceux qui devraient se préoccuper du sort
dramatique des femmes et qui parlent souvent de la « sécurité »
ne parlent jamais par exemple du couvre-feu féminin qui leur
interdit de sortir seules la nuit dans Paris.
La coupure entre le monde
masculin et le monde féminin est colossale. J'ai déjà eu le
sentiment de voir ainsi coexister deux mondes qui ne se connaissent
pas et ne se fréquentent pas. C'était il y a des années. J'ai eu
alors l'occasion d'accompagner un vétérinaire dans ses visites dans
des fermes d'élevages bovins, ovins ou caprins. Le contact direct
avec le monde paysan m'a donné le sentiment qu'il existe en France
et probablement aussi ailleurs deux mondes parfaitement différents.
Et ne se comprenant pas réciproquement : le monde agricole et
le monde citadin.
Aujourd'hui je fais une
constatation similaire de mur d'incompréhension entre deux mondes
théoriquement proches : les hommes et les femmes. Par delà les
apparences éventuelles, ces deux mondes ne se connaissent pas. Et
cette situation rend globalement le monde incompréhensible à ceux
qui cherchent à le comprendre.
Prenons un exemple :
la sexualité. Quelle est la première activité sexuelle chez les
humains ? La masturbation masculine adulte, c'est-à-dire
comprenant l'éjaculation. Les hommes en parlent-ils entre eux ?
Jamais ! En parlent-ils avec les femmes ? Encore moins.
Comment cette activité est-elle traitée dans les livres et
journaux ? Par des affabulations risibles. Pour commencer il est
affirmé un peu partout que l'éjaculation est synonyme de
jouissance, d'orgasme. C'est une affabulation. La plupart du temps
l'homme concerné ne ressent pas grand chose. Comme me disait un ami
parlant de cette soi-disant jouissance automatique accompagnant
l'éjaculation : « si c'était vrai, ça se saurait ».
Beaucoup d'hommes et de
femmes croient que l'érection exprime un désir de coït, alors que
ce n'est pas le cas la plupart du temps.
Le sommet du comique dans
les propos tenus sur la sexualité humaine est atteint par ce
commentaire fréquemment rencontré : « la masturbation
est utile pour connaître son corps ». Sachant qu'en trente ans
un homme pourra se masturber plusieurs milliers de fois, il s'agit
très certainement d'une connaissance encyclopédique !
La discrétion des hommes
s'agissant de leur principale activité sexuelle est trahie par le
chiffre d'affaires colossal et à l'échelle mondiale de la
pornographie. Elle est loin l'époque des rares cartes postales
cochonnes vendues discrètement sous le manteau sur les grands
boulevards parisiens ! Aujourd'hui, confortablement installé
devant votre ordinateur vous avez le choix de presque tous les
fantasmes possibles et imaginables. De très nombreux hommes se
gavent de pornographie. Qu'en pensent les dames ? Je serais
tenté de penser que ce déluge d'images ne les met pas à l'aise.
Dans le domaine de la
sexualité, notre société est globalement malade, refuse de le voir
et se soigner. Le premier pas pour résoudre le problème passe par
le respect des femmes. Or de quel respect peut-on parler tant que le
travail domestique et maternel des femmes n'est ni reconnu, ni
rémunéré et ne donne pas droit à une très confortable retraite ?
Obligée de tenir la
maison et s'occuper de ses enfants sans être reconnue comme
travaillant ni être rémunérée et avoir droit à une retraite pour
son labeur, la situation de la femme relève de l'esclavage. Car le
travail imposé et non reconnu ni rémunéré s'appelle l'esclavage.
Comment pourrait-on espérer être respecté et traité correctement
quand on connaît une situation d'esclave ?
On peut parler tant qu'on
veut d'éducation à faire, de progrès moraux à accomplir pour que
la femme n'ait plus à avoir peur de l'homme. Mais ça commence par
la pleine et entière reconnaissance du très précieux travail
domestique et maternel féminin et l'accès à la très confortable
retraite correspondante. Ne pas le reconnaître réduit tous les
discours tenus sans cela à n'être que des bavardages de personnes
qui s'écoutent parler. Et ne cherchent nullement à résoudre le
premier, le plus grand et le plus ancien problème de la société :
celui de la condition des femmes.
Basile, philosophe naïf, Paris le 30 octobre 2017
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