Quand le petit singe
humain naît, il a besoin de câlins singes. S'il est entouré de ses
parents déjà élevés comme des humains, il connaîtra des câlins
« humanisés ». Ainsi, par exemple, quand j'étais petit,
j'adorais que les grandes personnes de mon entourage me glissent une
main sous mon vêtement en partant du col et la passent sur mon dos
nu. Un beau jour, je devais avoir sept ou huit ans au plus, cet
agrément s'interrompit soudain et sans motif visible. J'ai alors
beaucoup souffert d'être ainsi subitement et inexplicablement privé
de ce plaisir et n'ai pas eu l'impulsion de poser la question de
pourquoi ce changement, ni demandé à ce qu'on continue à me
caresser le dos.
Ce n'est que bien des
décennies plus tard que j'ai compris pourquoi avait eu lieu ce
changement. Initialement j''avais été considéré comme « petit »
et avait eu droit à ces caresses du dos. Dès qu'on m'avait estimé
devenu « grand » les caresses avaient cessé. Phénomène
typiquement humain : les adultes ne se caressent pas entre eux ou
guère. La caresse entre adultes paraît réservé au domaine de
l'échange « sexuel » entre adultes et considérée comme
une annexe secondaire de l'acte sexuel. On parle alors de
« préliminaires » ou « postludes »,
encadrant « l'essentiel » : le coït. Les câlins
« humanisés » de ce fait sont rationnés et
insatisfaisants en regard de nos besoins singes.
J'ai grandi avec mes
parents. D'autres en sont privés ou privés à moitié. Ou bien ils
sont abandonnés, ou bien ils sont privés d'un de leurs deux
parents.
La fringale câlinique du
petit singe humain privé de parents, ou d'un de ses deux parents,
est féroce. Elle est stimulée par le fait que, totalement privé
des câlins des deux ou d'un parent, le petit singe humain conserve
intact et sans l'identifier clairement, sa faim simiesque, son besoin
câlinique pur. Qui correspond à une avalanche de câlins, comparée
aux pauvres prestations câliniques habituelles chez les humains.
Quand on est ainsi privé
de câlins, l'abandon ressenti est terrible. Rester les premières
années de sa vie privé des câlins de ses parents, ou d'un de ses
deux parents, est câliniquement extrêmement traumatisant. Et le
petit singe humain qui grandit seul avec sa mère ou son père,
développera un attachement passionnel pour le parent qui reste
auprès de lui et rempli à lui tout seul les fonctions câliniques
des deux parents.
Même quand la situation
s'améliore, le traumatisme reste présent. J'ai croisé dans un
jardin, il y a quelques années, un jeune couple français qui avait
adopté depuis peu un orphelin roumain. Celui-ci avait grandi en
orphelinat et en l'absence complète de câlins. Il avait alors
environ un an. On sentait en lui un besoin compulsif d'être touché,
caressé par tous. Quand il était dans les bras de son père adoptif
et se trouvait près de moi, un parfait inconnu, il n'arrêtait pas
de me tendre les bras pour solliciter des caresses. Son traumatisme,
dont ses parents adoptifs m'ont parlé alors, était très visible, y
compris dans sa manière implorante de me regarder.
Beaucoup de troubles dits
« mentaux » chez les adultes seraient causés par des
carences en câlins, qu'on subit souvent depuis l'enfance. On cherche
à les traiter avec des médicaments, des entretiens. Qui osera un
jour les traiter avec des caresses ? Deux fois, des personnes m'ont
dit que j'avais raison, mais ne voyaient pas notre société aller
dans ce sens, car pour la pensée dominante, la caresse entre adultes
est et ne peut être que « sexuelle ». Donc on ne saurait
l'utiliser comme outil thérapeutique. On traite de nos jours la
carence câlinique ou ses conséquences avec des tranquillisants ou
des paroles. C'est comme prétendre soigner une fracture avec
uniquement quelques antalgiques ou une psychothérapie. Ça n'est pas
suffisant, il faut aussi réduire la fracture et rendre sa guérison
possible.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 9 novembre 2012
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