Quand l'enfant humain naît, c'est un petit animal
sauvage, qui ignore tout des limites et interdits culturels régnants
dans la société qui l'entoure. Il suit son instinct, cherche le
sein de sa mère pour téter. Bave, pisse, chie et vomit quand il a envie
de baver, pisser, chier et vomir, y compris sur sa mère. Il se colle à
elle. Et vit pleinement sa vie de petit animal sauvage.
Quand il grandit, il a pleinement confiance dans les
grands adultes qui veillent sur lui. Il apprend d'eux les réponses
aux interrogations qu'il soulève. Ce sont en quelque sorte ses dieux
à lui. Qui l'éclairent sur comment est le monde et s'y mouvoir.
Arrive cependant tôt ou tard un moment troublant.
Alors qu'il n'a rien fait de mal, voilà que subitement se dresse
face à lui une clôture impénétrable derrière laquelle les
adultes font des choses auxquelles il n'a pas accès ! Même les plus
proches adultes ne veulent pas le laisser voir derrière cet obstacle
infranchissable, incompréhensible !
Ce qu'il faut cacher est mauvais, honteux. Les
adultes si proches, si nécessaires, si aimés, commettraient-ils des
actes honteux, ignobles, répréhensibles ?
Dans l'ensemble des actes cachés se trouvent
quantité de choses : le travail et son fonctionnement, l'argent et
ses mystères, le pouvoir, l'état, l'église, la gestion du temps et
le domaine des câlins et du sexe. Tout au moins de ce qu'on voit
englobé sous cette dénomination.
Le sexe ! chose horrible, séduisante et
mystérieuse, régie par des règles impératives et des interdits
foisonnants ! On découvre subitement que, par exemple, il existe des
mots, des gestes, des choses interdites et terrifiantes.
Quand j'étais petit, j'ai très longtemps cru qu'il
fallait éviter de prononcer le mot « sein ». Car ce
devait être un mot indécent. Puisque le sein des femmes devait
rester caché au regard d'autrui.
L'enfant est déstabilisé. Il existerait donc des
choses épouvantables à éviter, ici-même, à portée de main ? Par
exemple, laisser voir son zizi ? Pourtant, c'est beau et intéressant
un zizi !
Les enfants entrent alors en résistance et
inventent leur propre domaine réservé, interdit aux adultes.
En 1993, j'ai vu dans un camping une fillette de
trois ans environ, quatre au plus, qui relevait démonstrativement en
public son tee shirt pour exhiber les seins qu'elle n'avait pas. Une
mère de famille m'a dit, parlant d'une fillette guère plus âgée
qui avait sympathisé avec un petit garçon de son âge : « ça
y est ! ils se baissent la culotte ! » Et, effectivement, sans
se préoccuper de nous, les deux enfants en question se sont mit à
descendre et remonter leur culotte de bain, l'un face à l'autre.
Si on pioche dans les souvenirs d'enfance, on
apprend bien des choses sur l'enfance et la réalité de l'être
humain sauvage confronté aux interdits qui vont le façonner comme
humain « civilisé ».
J'avais environ six ans, vers le milieu des années
1950. Je me souvient de jeux un peu originaux auxquels mon frère âgé
de onze ans m'a convié. Il m'a proposé de faire de douces fessées.
Bien sûr, elles devaient se faire sur le cul nu.
J'ai accepté sans problème. Et, allongé dans mon
lit, la culotte baissé, l'ai patiemment laissé me donner de légères
tapes sur les fesses.
Puis, autre idée : comme le faisaient ensemble nos
parents, dormir nus tous les deux dans le même lit. Il me semble
même que nous étions sensés déshabiller chacun l'autre.
Enfin, enfants d'artistes, voilà que mon frère me
propose de poser. Pour qu'il dessine mes fesses nues. Enfermés
tous les deux dans la salle de bains, je m'appuie sur le rebord de la
baignoire, les fesses en arrière, culotte courte et slip baissé. Cependant que mon frère,
assis sur le couvercle de la cuvette des WC, dessine mon postérieur
sur une feuille de papier avec un stylo à bille rouge.
Ces jeux ont cessé pour des raisons de justice et
équité. Ils devaient être réciproques. Or mon frère a refusé de
tenir sa promesse que je lui rende sa fessée ! Et puis aussi, je ne
me souviens plus s'il m'a déshabillé au lit. En tous cas, il
n'était pas question que je le déshabille.
Mon sens de la justice étant contrarié, j'ai tout arrêté. Plusieurs années plus tard, j'ai retrouvé mon portrait inachevé de fesses. Et l'ai spontanément déchiré et détruit. De tout cela je n'ai jamais parlé à personne jusqu'à aujourd'hui. Chose amusante et significative : mon sens du secret enfantin était tel que ces deux derniers jours, quand j'ai pensé raconter publiquement ici cette vieille histoire, je me sentais encore un peu gêné de la dévoiler, plus de cinquante ans après !
Mon sens de la justice étant contrarié, j'ai tout arrêté. Plusieurs années plus tard, j'ai retrouvé mon portrait inachevé de fesses. Et l'ai spontanément déchiré et détruit. De tout cela je n'ai jamais parlé à personne jusqu'à aujourd'hui. Chose amusante et significative : mon sens du secret enfantin était tel que ces deux derniers jours, quand j'ai pensé raconter publiquement ici cette vieille histoire, je me sentais encore un peu gêné de la dévoiler, plus de cinquante ans après !
Chose intéressante à relever. Quand il s'est agit
d'entreprendre ces jeux que je qualifierais d'indéniablement
« sexuels ». Sans en parler, il était évident que nous
les entreprendrions en dehors de la connaissance des adultes.
Une jeune femme m'a raconté d'autres souvenirs
enfantins un peu particuliers. Il s'agit de jeux qu'elle a pratiqué
au début des années 1980. Elle avait alors cinq ans. Avec deux ou
trois cousins d'âges proches et sa petite sœur elle a son groupe de
jeux. Le plus jeune enfant a trois ans.
Cette jeune femme se souvient de deux jeux un peu
particuliers :
L'un, c'est « le strip-tease » : les
enfants s'installent cachés sous un meuble, et, face à eux, la
fillette se déshabille.
L'autre jeu, c'est « le viol ». Une fillette
déshabille une autre fillette, puis s'allonge dessus. Et c'est tout.
Les enfants ici ont entendu parler du viol. Ignorent
ce que c'est précisément. A part que c'est quelque chose d'interdit
qui appartient au monde des adultes, relève du sexe et se fait à
deux.
On retrouve ici une même caractéristique de ces
jeux. Sans en parler précisément entre eux, les enfants se sont
tous donné le mot : ces jeux doivent rester absolument ignorés,
cachés des adultes.
On dirait, dans ces deux exemples de jeux
particuliers enfantins que les protagonistes ont intégré
collectivement dans leur manière d'agir une sorte de directive
d'action vis-à-vis des adultes : « ah ! vous avez votre
domaine réservé ? Eh bien, nous aussi, nous avons le nôtre ! »
Ce qui malheureusement arrive, c'est qu'en
grandissant, en passant de l'enfance à
l'âge adulte, on franchit la clôture des adultes sans être bien armé pour affronter ce qu'il y a derrière elle.
On se trouve confronté à un prodigieux vide
éducatif.
Subitement, nous voilà impliqués dans la sexualité
adulte. Et nous n'avons rien appris.
Dans toutes sortes de domaines, nous avons appris.
Là, on nous a caché quantité de choses.
Les adultes ne nous ont pas préparés à devenir
adultes. Mais le sont-ils vraiment eux-mêmes ?
Résultat, nous bricolons. Et les résultats peuvent
être effrayants. Pour des broutilles ce sera le drame. En
particulier un des aspects les plus traîtres de la vie adulte sera
le dérèglement de l'échelle des importances. En quittant l'enfance, nous ignorerons ce
qui est important et ce qui ne l'est pas.
Un exemple classique que j'ai vu plusieurs fois : un
homme a une copine. Celle-ci le trompe occasionnellement avec un
proche. Ce n'est pas grand chose. Pourtant, l'homme se sentira obligé
de rompre et sera très malheureux. Alors qu'il aurait peut-être
suffit de s'exprimer, râler, pardonner. Et continuer une belle
histoire d'amour légèrement entaillée.
Autre trouble courant : les nouveaux adultes croient
souvent que l'acte sexuel est un élément fondamental, central, de
la vie amoureuse, voire de la vie tout court. Alors que c'est un
élément très largement secondaire. Bien sûr, la fécondation est
importante. Mais croire que le but de l'amour c'est d'unir les zizis,
c'est ne rien avoir compris à la vie et à l'importance fondamentale
des caresses. Qu'on voit bien trop souvent ravalées au rang de
soi-disant « préliminaires ». L'amour est infiniment
plus grand, beau et agréable que la seule union des zizis.
Basile, philosophe naïf, Paris le 13 janvier 2014
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