La frontière des
caresses est une phénomène culturel fondamental de notre société.
Et qui a la particularité de ne pas exister officiellement. Cette
frontière marque le fait qu'à un moment-donné de la relation entre
deux ou plus d'humains, celle-ci devient « sexuelle ».
C'est-à-dire est sensée devoir déboucher sur l'accouplement. Ce
moment est signifié par des événements bien précis. Leur
caractère culturel est montré par leur singularité suivant les
sociétés considérées. Ainsi, par exemple, s'embrasser sur la
bouche ne marque pas la frontière des caresses en Russie. En France,
en revanche, c'est le cas.
Les enfants ignorent
cette frontière. En voici deux exemples : une grand mère parisienne
qui adore son petit fils de quatre ans parlait devant moi à une de
ses vieilles amies. Elle lui racontait que son petit fils l'avait
surprise en lui disant : « Mamie, je voudrais t'embrasser sur
la bouche pour voir ce que ça fait. » Elle lui avait répondu
: « Ah non, Mamie n'embrasse pas comme ça, sauf Papi. Parce
qu'elle est amoureuse de Papi. » Et ainsi la dame inculquait à
l'enfant ladite frontière.
L'inexistence de celle-ci
pour les petits enfants m'a valu une désagréable mésaventure il y
a une trentaine d'années. Pour moi, élevé dans une famille où
j'étais privé de câlins, ceux-ci ne me paraissaient pas autrement
que « sexuels ». Or, un jour, j'étais assis sur un siège
bas, quand le fils de mon meilleur ami, alors âgé de deux ans,
s'est approché de moi. Et, par surprise, m'a embrassé dans le cou.
Ça m'a beaucoup troublé et dérangé. Pourquoi ? Parce que ça m'a
fait très plaisir et aussitôt culpabiliser. Embrasser dans le cou,
ressentir du plaisir en étant embrassé dans le cou, m'apparaissait
forcément « sexuel ». Or, il s'agissait d'un innocent
petit enfant ignorant ce qu'il faisait. Éprouvant dans ce cas du
plaisir, bien malgré moi, cela signifiait-il alors que j'étais un
monstre attiré sexuellement par un petit enfant ? Cette pensée m'a
tourmenté durant une quinzaine de jours, sans que j'ose en parler à
personne. Finalement, j'ai trouvé la réponse satisfaisante : « Mais
non, je ne suis nullement attiré ainsi par cet enfant. Je n'ai aucun
désir de copuler avec. Il n'y a aucun problème ! »
On pourrait croire que si
cette frontière existe, seuls ceux qui évitent le sexe en tiennent
compte. Les libertins devant l'ignorer absolument. Ce n'est pourtant
pas du tout le cas.
Je compare deux personnes
que je connais. L'une, un homme, n'est pas du tout libertin. Proche
de moi, s'il veut me faire un câlin. Il me donne des tapes dans le
dos, qui expriment sa sympathie, en évitant absolument de me faire
plaisir. L'autre, une femme libertine, par moments a des gestes
tendres, mais reste au fond très distante. Pourquoi ? Parce que si
pour le premier la frontière des caresses ne doit pas être
franchie, pour la deuxième, on ne doit la franchir que bien
clairement pour aller à l'acte. Or, je suis étranger à ses
messages gestuels. Son langage suggéré ne m'est pas connu. Et je
n'y répond pas. En résumé, elle ne veut franchir la frontière des
caresses qu'à condition d'aller à la relation sexuelle. Si ça
n'est pas clair. Et si ça ne suit pas son expression gestuelle, elle
s'arrête en chemin. On voit ici que plus que la jouissance, il
s'agit de rechercher la communication, l'accord. Quand on ne trouve
pas la communication, l'accord, on se passe de la jouissance. En
dernier ressort c'est la communication qui reste la chose la plus
importante.
Beaucoup ont du mal à
franchir la frontière des caresses. Il n'est pas rare de voir des
individus recourir à l'alcool pour se donner le courage, la témérité
de franchir cette frontière invisible. On évoque le cas de
personnes saoulées et abusées. Il existe aussi quantité de gens
qui boivent pour arriver à copuler. Le résultat n'est pas forcément
satisfaisant. Car la communication manque.
Certaines cultures
accordent une place démesurée à la frontière des caresses. Il en
est ainsi de la culture chinoise, vietnamienne, cambodgienne ou
laotienne traditionnelles. Deux amoureux ne se font ici aucun câlins
en public. Au cours des dernières décennies j'ai assisté à
l'arrivée en masses d'émigrés chinois, vietnamiens, cambodgiens ou
laotiens à Paris. Durant très longtemps il était inimaginable de
voir des couples émigrés de ces origines par exemple s'embrasser en
public. Depuis peu d'années, l'influence occidentale a fini par
faire fondre les traditions. On voit à présent à Paris de tels
couples se faire des bisous en public. Mais c'est tout à fait
nouveau.
La frontière des
caresses connait un franchissement tactile. Il peut aussi être
oculaire. On la franchi avec les yeux, le regard.
J'ai connu un jour un
duel oculaire dans un lieu public parisien. Une jolie femme d'origine
orientale entre et commence à me fixer un certain nombre de fois.
Moi, de mon côté, je la regarde. D'abord par plaisir et curiosité,
puis par curiosité essentiellement. D'ordinaire, les jolies femmes à
Paris évitent de regarder ainsi un homme. Car elles franchissent
alors la frontière des caresses. Au bout de quelques échanges
oculaires, voilà la belle qui m'apostrophe : « il y a un
problème ? Pourquoi vous me fixez comme ça ? » Sans relever
le fait que c'était elle qui me fixait aussi, je lui répond, pour
éviter le conflit : « je vous regarde parce que je vous ai
trouvé jolie. Mais si ça vous gêne et vous préférez que je ne
vous regarde pas, je ne vous regarderais pas. » Elle m'a
répondu : « je préfère ». J'ai cessé de la regarder.
Il s'agissait en fait
d'un duel oculaire. La femme s'était donné la liberté de me fixer,
chose qui ne se fait pas aujourd'hui à Paris. On ne regarde pas
ainsi par dessus cette frontière, ça paraît louche. Et dans
certains lieux ça signifie certainement : « on baise ! »
Comme je l'ai fixé aussi, elle a cherché à avoir le dessus. Et
m'humilier en faisant comme si elle avait été agressée et se
défendait. Pour éviter de m'embrouiller avec cette inconnue, je lui
ai laissé le bénéfice de sa petite « victoire ».
Elle était semblable à
ces femmes que j'ai vu me draguer franchement, puis faire machine
arrière et m'accuser de les maltraiter, alors que j'avais plus ou
moins répondu à leur attente.
L'histoire de ce genre la
plus invraisemblable qui me soit arrivé s'est passée il y a bien
des années. J'étais en visite chez une jeune dame. A un
moment-donné, elle quitte la pièce. Revient peu après et me prend
la main, l'introduit directement dans sa culotte ! J'en ai été
abasourdi. Je l'ai vaguement caressé. Puis ai ressorti ma main. Là
elle m'a engueulé parce que je n'avais pas assumé. Sous-entendu
j'aurais du chercher l'accouplement. Et le plus beau, c'est que deux
jours après, elle m'a reproché au téléphone d'avoir « profité
de la situation ». Je lui ai répondu que ça avait eu l'air
aussi de lui faire plaisir. Et elle a tu ses récriminations.
Par la suite, j'ai
réalisé que durant le bref moment où elle était sortie de la pièce où
j'étais, elle avait pris de l'alcool pour se donner du courage pour
aller vers moi. Les effets l'avaient quelque peu dépassés. Elle,
d'ordinaire si réservée, avait pris une attitude caricaturalement
opposée.
Dans les années 1970,
dans le milieu étudiant parisien que je fréquentais, il suffisait
d'un regard appuyé échangé entre deux jeunes pour signifier le
franchissement de la frontière des caresses. Je me souviens avoir
ainsi échangé un regard avec une jeune femme, presque sans le
chercher. Avoir compris qu'elle était d'accord pour aller avec moi
au lit et ne pas y avoir donné suite. La drague ne m'a jamais
passionné.
Le franchissement de la
frontière des caresses s'exprime également avec le code
vestimentaire. C'est alors comme une sorte de frontière
vestimentaire. Plus d'une fois j'ai entendu des femmes se plaindre de
l'audace vestimentaire qu'elles rencontraient dans leur entourage
féminin. Le cri du cœur était : « ces filles exagèrent ! »
Les codes vestimentaires
de franchissement de la frontière des caresses ne sont pas les mêmes
suivant les pays. En Angleterre ou en Bulgarie, par exemple, une
jolie fille peut se balader seule dans la rue le soir en minijupe
ultracourte et haut moulant les seins sans que ce soit interprété
comme une provocation sexuelle. A Paris, ce n'est pas pareil. Les
femmes sont moins libres.
La frontière des
caresses n'est pas définie très régulièrement. Et varie en
fonction de règles locales propres à un groupe, une famille, une
personne. Ainsi s'agissant du baiser sur la bouche. Quand j'étais
étudiant aux Beaux-Arts dans les années 1970, je me souviens qu'il
y avait dans l'atelier de gravure une très gentille Québécoise
prénommée Colette. J'aimais beaucoup aller lui dite bonjour. Car
systématiquement, au lieu de me faire la bise sur la joue elle
m'embrassait sur la bouche. Je n'ai pas du tout le sentiment qu'elle
cherchait ainsi à aller vers autre chose. C'était sa façon à elle
d'embrasser. Et c'est tout. Je me souviens qu'en 1976, quand j'étais
en vacances dans un camping en Bourgogne, deux dragueurs disaient
entre eux : « telle fille, elle embrasse sur la bouche. »
C'était visiblement pour eux tout ce que ça signifiait. La
frontière des caresses était ici légèrement différente de celle
des autres personnes généralement rencontrées par eux.
Dans le cadre d'une
relation entre deux personnes la frontière des caresses peut prendre
un tracé singulier. Ainsi une amie avait un jour décrété que la
frontière entre nous deux s'arrêtait à la ceinture. Au dessus,
tout était possible de ma part ou presque. En dessous, tout était
interdit. « Je ne suis pas ta maîtresse » me
donnait-elle comme explication.
Le problème de fond
causé par la frontière des caresses est qu'elle détruit l'unité
de la relation et divise les individus eux-mêmes et entre eux par
des formules incompréhensibles, non étudiées, non maitrisées et
non analysées. Où est la frontière des caresses ? Chacun lui
donnera sa définition plus ou moins précise, sincère, évolutive,
singulière.
Le résultat le plus
triste de cette frontière est que des dizaines de millions de gens,
voire bien plus encore, se retrouveront totalement privés de tous
contacts « physiques » chaleureux. Je me souviens d'un
vieil homme très sympathique. Ni sa femme, ni son fils, ni sa
belle-fille ne le touchait. Seuls ses deux petits-enfants lui
grimpaient sur les genoux.
Vers 1990, au service de
gériatrie du défunt hôpital Broussais j'ai parlé avec des
infirmiers qui me dirent pratiquer des massages aux personnes âgées
uniquement pour leur offrir un contact.
La même chose
aujourd'hui se retrouve avec les massages dit « de confort »
qui sont donnés dans les cabinets de kinésithérapie, à titre
onéreux et non remboursés par la sécurité sociale.
Autre problème : quand
on est sensé franchir la « frontière des caresses », on
est sensé devoir aller vers le sexe obligatoire. C'est une erreur
très grave, très courante et dévastatrice, car rien ne devrait
être ici « obligatoire ». Et qui plus est applaudi par
l'entourage, qui devrait éviter de s'en mêler.
Croire qu'il existe une
frontière des caresses à respecter, ou a franchir selon certaines
règles, fait partie d'une culture qui nie les rapports humains
sincères et chaleureux.
Où est la frontière des
caresses ? Elle n'existe que dans le fatras de nos conventions. On en
a très peur. On appréhende son « franchissement ». De
quoi aurais-je l'air ? Comment serais-je accueilli ? Que dois-je
faire ? Que veut l'autre ? Aura-t-il peur ? Dois-je avancer encore,
ou déguerpir ?
Cette question de la
« frontière des caresses » est vaste et complexe. Elle
mérite d'être étudiée tranquillement, posément, avec sensibilité. Pour aller vers plus de relations réelles, chaleureuses et
enrichissantes entre les humains. Et comme l'existence de cette
frontière est niée, commençons par l'éclairer le plus largement
possible. C'est aussi le but de ce petit texte de réflexions.
Basile,
philosophe naïf, Paris le 9 décembre 2013
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