L'influence du psychisme
sur la santé paraît prodigieuse. Deux anecdotes me viennent à ce
sujet à l'esprit. Je ne les ai pas vérifié, mais les trouve
vraisemblables. Il paraît qu'on a retrouvé plus d'une fois des
chaloupes de naufragés qui étaient restées huit jours
d'affilées perdues en mer, à priori sans aucun espoir de rencontrer
des secours. Et dans celles-ci tous les hommes étaient morts.
Pourtant, ni l'épuisement, ni la température, ni la maladie, ni le
manque de nourriture ou d'eau n'expliquaient ce drame. C'était là
des marins robustes qui auraient du rester en vie plus longtemps.
Mais, ils n'avaient aucun espoir. Alors, ils sont morts de chagrin.
La seconde anecdote concerne un naufrage durant la guerre. En janvier
1945, un navire allemand de croisières, réquisitionné, emporte
plusieurs milliers de fuyards venus de Prusse orientale. Il s'appelle
le « Wilhelm Güstloff ». En chemin, il est torpillé par
un sous-marin russe. Un rescapé affirme avoir vu mourir de douleur
des mères qui venaient de voir leurs enfants périr sous leurs yeux.
Avec les fourmis, on a
paraît-il observé le phénomène suivant : si on isole une fourmi
du reste de la fourmilière à laquelle elle appartient, elle meurt.
D'où est venue la question suivante : « une fourmi doit-elle
être considérée comme un être indépendant, ou une partie d'un
ensemble : la fourmilière ? »
Mais, s'agissant des
hommes, est-ce bien si différent ? Sommes-nous des êtres
indépendants ou les parties d'ensembles plus vastes formés d'au
moins deux humains ou plus ?
La question dépasse
l'intérêt d'un simple débat philosophique. De sa réponse dépend
l'explication de l'origine de nombre de troubles.
L'homme est à la base un
singe. Son instinct naturel intact à la naissance, va se trouver
contrarié par son éducation, sa culture, la morale, les croyances,
les règles, les traditions... de ce fait, il va se dissocier
partiellement. Cette dissociation passera en lui, et autour de lui.
La Nature sera contrariée de multiples façons. Si, par exemple,
j'ai envie de pisser, je vais me retenir et aller m'isoler pour
uriner dans les toilettes, ou simplement à l'écart des autres, si
je suis à la campagne. Si j'étais singe, dès que j'ai envie de
pisser, je pisserais devant les autres, sans me retenir ou me cacher.
Cette dissociation se vivra en permanence. Avant-hier je vois monter
dans le bus où je me trouve deux jeunes hommes inconnus. Je trouve
l'un d'eux très beau et sympathique. Je me suis bien gardé de le
lui dire. Il n'aurait pas trouvé mon attitude claire. Voire il se
serait fâché. Il y a quelques années j'avise une nouvelle
infirmière dans le service où je rends visite à mon amie
hospitalisée. Je la trouve très belle et éprouve l'envie de la
caresser et embrasser. Bien sûr je n'en fait rien. Dans notre
société dissociée mon geste aurait surpris, dérangé, aurait été
mal pris. Et l'infirmière aurait pu même se dire : « mais
qu'est-ce qu'il cherche ? Il exagère. Il a sa copine ! »
Les lieux publics sont
des endroits marqués fortement par la dissociation. Dans un autobus
parisien, par exemple, une centaine de personnes va s'entasser aux
heures d'affluence. Personne ne s'adressera la parole entre inconnus.
Pourtant, quantité de Parisiens souffrent de solitude et manque de
contacts.
Cet état de choses nous
est habituel. Quand on habite Paris, on n'y fait guère attention.
En dépit de ce manque de
communications, par exemple dans un autobus parisien, subsiste
toujours le sentiment fondamental de faire partie malgré tout d'un
ensemble, un groupe humain. Ce reste de nos sentiments primitifs
hérités de la troupe de singes des origines est absolument
vital pour rester actif et fonctionner efficacement.
Sinon on sombre dans la maladie, la dépression, le suicide.
Dans certaines
situations, ce sentiment d'association va vaciller. Cet
affaiblissement va complètement déstabiliser l'être humain
concerné.
Prenons un cas
illustratif. Lionel, militaire très courageux participe à quantité
de conflits. Un jour, son véhicule saute sur une mine en
Afghanistan. Alors qu'il a vécu et supporté plein de situations éprouvantes, il
va commencer, suite à cet attentat, à connaître des moments de
terreur paralysante, surgissant comme des flashs à n'importe quel
moment. Sa vie en sera ravagée.
Les médecins qui le
soignent avancent une explication à l'origine de ce trouble. En
fait, nous nous sentirions tous fallacieusement immortels. Ça nous
aide à vivre. Et, dans certains cas cette illusion ne résiste pas à
une situation où nous verrions la mort immédiate face à nous.
Cette explication est
totalement erronée. D'abord que vient faire ici l'illusion
d'immortalité ?
Je suis persuadé qu'au
contraire, ce militaire affronte courageusement le danger et fait
face à la mort. Il ne la découvre pas subitement au moment d'un
attentat.
Ce qui va le terroriser,
ce n'est pas la peur de mourir. C'est autre chose de bien pire
pour un humain : se sentir complétement dissocié. Et
de quelle façon ? En ressentant très fortement l'attentat comme
l'agression d'au moins un autre homme, qui a cherché à l'anéantir.
Le fait de se sentir
associé est un besoin vital pour l'homme. Le sentiment de
dissociation complète, même durant un instant et concernant un seul
autre humain, déstabilise et rend malade.
Lionel explique qu'il a
passé des heures à regarder des vidéos montrant des violences
horribles commises par des hommes sur d'autres hommes. Il pensait
améliorer son état en agissant ainsi.
En fait, sans le réaliser
consciemment, Lionel, un moment dissocié, cherchait à se construire
un nouvel équilibre en qualité d'humain complètement dissocié. Il
n'y est bien sûr pas parvenu.
Il a été tenté par le
suicide. Logique : la dissociation fait infiniment plus peur que le
fait de se donner la mort.
La pensée de ses enfants
l'a maintenu en vie. Car d'avec ceux-ci il n'a pas été dissocié.
Le lien a résisté.
On peut être amené de
multiples façons au sentiment de dissociation complète et aux
troubles qui vont avec, par exemple :
Enfant, durant plusieurs
années, on reste confiné à l'hôpital, loin des parents, en raison
de graves problèmes orthopédiques.
Enfant en bas âge, on
est abandonné par son père, qui reste indifférent à vos
tentatives de renouer le contact beaucoup plus tard.
A treize ans, on voit son
père adoré se suicider.
On est violé par un
groupe de loubardes vous faisant passer une sorte de « bizutage »
très lourd.
Toutes ses situations
apparemment différentes renvoient à chaque fois au même trouble
fondamental : l'insupportable sentiment de dissociation. Être
dissocié à un moment-donné d'au moins un autre humain. Cette
dissociation, on ne peut pas la supporter. Elle est trop contraire à
nous.
Ce n'est pas la peur de
« la mort » ou l'agression, qui déstabilise. C'est une
chose extrêmement précise : la dissociation.
D'ailleurs qu'est-ce qui
fait peur et qu'on entend par « la mort » ? Se retrouver
coupé du groupe, ne plus pouvoir le percevoir, communiquer avec lui.
Une fois de plus, il s'agit ici de dissociation.
Quant à affirmer que se
sentir immortel est une illusion, j'aimerais bien que, pour étayer
cette affirmation, on me démontre l'inexistence de notre âme
immortelle. Si on me la démontre, je veux bien alors ensuite
admettre que me sentir immortel est une illusion.
La perspective de la
dissociation terrorise au point de dicter des comportements
contraires au bon sens.
On le voit dans cette
anecdote : durant l'Occupation, un soir dans un village, un groupe de
plusieurs dizaines de Français est ramassé et gardé par une
sentinelle allemande. On les emmène un par un dans une maison d'où
parvient à chaque fois le bruit d'un coup de feu.
Un des Français propose
aux autres de fuir tous ensemble. La sentinelle n'a même pas son
arme braquée. Tous les autres refusent. Au moment où on l'emmène,
le Français qui avait proposé la fuite, frappe son gardien et
s'enfuie. Il est sauvé.
Par la suite on a
retrouvé dans la maison tous les autres hommes fusillés.
Pourquoi ils n'ont pas
voulu fuir et ont préféré rester à la merci de leurs bourreaux ?
Parce qu'envisager qu'on allait les tuer les confrontait à une
dissociation. Là-bas, dans la maison, se trouvaient des hommes
complètement dissociés d'eux et qui voulaient les tuer. Cela, ils
ne pouvaient l'admettre. C'était trop horrible. Alors ils sont
restés sur place, sauf un, et il est arrivé ce qui est arrivé.
Autre exemple fameux : un
grand nombre d'otages retenus à Stockholm par des preneurs d'otages
menaçants et armés, une fois libérés, ne tarissent pas d'éloges
pour eux. Pourquoi ? Parce qu'admettre l'évidence conduisait à
admettre un état de dissociation d'avec les preneurs d'otages.
C'était trop dur à envisager. Alors les otages ont préféré rêver
qu'ils étaient en fait protégés par ceux qui les retenaient et
menaçaient.
Ces dernières années,
beaucoup d'attentats ont été commis dans les monde par des
kamikazes. J'ai lu une fois que la préparation des kamikazes dure
trois ans. Au cours de celle-ci, ce qui est très important, c'est
qu'on leur fait se promettre les uns aux autres qu'ils iront jusqu'au
bout. Ainsi, on crée un sentiment d'associativité liant le groupe
des sacrifiés qui fait du renoncement à mourir en commettant un
attentat un acte de dissociation. Faire cette promesse les
encouragera à persévérer. Car mourir est infiniment moins
terrorisant comme perspective que la dissociation.
On le voit, l'homme et la
fourmi sont proches.
Le sentiment
d'association donne aussi un poids phénoménal au concept d'unité,
union. Rend les traîtres bien plus détestables que les ennemis,
etc.
Aux victimes de
dissociation il faut expliquer la nature de leur mal. Qu'elles
souffrent d'avoir rencontré l'illusion de se sentir complètement
dissocié d'au moins un autre. En en prenant conscience, on pourra
ainsi défaire progressivement les nœuds terrorisants, et retrouver
l'équilibre.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 4 décembre 2012
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