Depuis cinquante ans je
cherche à comprendre quels obstacles dans la société s'opposent à
l'amour et l'épanouissement des humains. Pour y arriver, je suis
amené à remettre en question des carcans idéologiques très
anciens. Si anciens qu'on a fini souvent par les croire appartenant
organiquement à l'homme lui-même.
Les aberrations créées
par ces carcans sont multiples et innombrables. Une amie effleurait
celles-ci en s'exclamant hier devant moi : « Comme certains
hommes sont énervants avec leur obsession de la performance sexuelle
! Ils se croient aux Olympiades du sexe ! »
Une chose omniprésente
dont on parle très peu est la peur du viol. A Sevran, un soir, il y a bien des
années, je m'approchais avec une amie de la berge déserte du canal
de l'Ourcq. Elle a regardé le chemin de halage rigoureusement vide
de toutes présences humaines. Et a pris une expression bizarre. Je
l'ai interrogé. Elle m'a avoué subitement qu'en contemplant ce
paysage la pensée lui était venue que si elle s'y aventurait seule,
elle risquait d'être violée.
Il n'y a pas que la peur. Il y aussi la faim dévorante. Les humains vivent dans une famine
d'amour permanente. Et se retrouvent fréquemment prêt à
tout faire pour garder l'amour. Y compris les choses les plus
horribles, comme abandonner un enfant dont la présence dérange le
couple.
Pour échapper à la
famine d'amour, les humains sont prêts à accepter tout, ne rien
voir qui va à l'encontre de leur rêve. Faire le choses les plus
absurdes, insensées, contradictoires à leurs valeurs, leurs
habitudes. Je collectionnais des livres de chansons russes à faible
tirage, autant dire introuvables. Un jour je rencontre une chanteuse
russophone qui me tape dans l'œil. Et lui offre tous mes livres,
qu'elle accepte. Et dont elle n'avait aucun besoin. Mon geste stupide
l'a flatté. Alors elle m'a dépouillé de mes livres. Ce genre
d'histoires est classique : tel homme vend sa collection de motos
anciennes pour faire plaisir à sa belle, etc.
Comme on ne veut pas
s'arracher à son rêve, on refuse de voir ce qui s'y oppose. Il est
courant que le seul à ne pas voir que sa situation conjugale est
abominable, est celui qui, concerné directement, ne veut pas
abandonner son fantasme pour réintégrer la réalité.
Il y a des années de
cela, une femme m'a dragué. Comme elle vivait en couple, elle m'a
d'emblée menti en m'annonçant sa séparation imminente. Puis, un
jour, je l'ai accompagné elle et son compagnon dans leur
appartement. Et j'ai vu cette femme se mettre à arranger la
décoration de celui-ci avec enthousiasme et application ! Je me suis
dit alors « ça n'est pas possible qu'elle le quitte, si elle
arrange ainsi son appartement conjugal ! » Et, l'instant
d'après, j'ai fait fi de cette pensée, de la conscience de cette
évidence. Car je voulais que le discours que cette femme m'avait
tenu sur sa prétendue séparation imminente soit vrai. Je refusais
de voir la réalité. Car, telle une araignée, cette femme avait
tissé la toile où le moucheron que j'étais s'était pris.
Continuer à chercher à
vivre dans son rêve quand il s'évapore se voit aussi. Si une
rupture intervient, on voit le conjoint terriblement jaloux être
subitement prêt à accepter toutes les humiliations pour ne pas se
retrouver seul.
Les comportements
pré-programmés abondent. On peut ne pas les suivre. On étonnera
ainsi l'entourage.
J'ai lu que certains
vantent « les années 1970 » parce qu'ils ont pu à cette
époque baiser à tout va. Je pense en particulier aux écrits d'un
chanteur qui est aussi un grand alcoolique. Ces années que j'ai
connu n'étaient pas si merveilleuses que ça.
Je me rappelle de deux
histoires qui me sont arrivées.
J'étais dans une réunion
syndicale étudiante. Rencontrant une étudiante de la faculté de
Nanterre, je sympathise avec elle. Elle paraît sympathiser. Moi, je
ne cherchais que l'amitié et suis enchanté de voir le courant
amical passer si aisément avec cette jeune fille inconnue. Elle me
propose de venir boire le thé chez elle. Cette habitude russe m'est
familière du fait des origines russes émigrées de mes parents. De
mieux en mieux, me dis-je, voilà une Française qui affectionne une
habitude russe. Je pars avec elle. Je ne me rappelle plus où elle
habitait exactement, mais le trajet a été assez long. Arrivé chez
elle, j'ai la surprise de trouver là une autre jeune fille. C'est sa
colocataire. Je suis un peu étonné qu'elle ne m'ait pas soufflé
mot de la présence de celle-ci. Bon, je m'en réjouis. Je fais ce
soir la connaissance de deux jeunes et jolies filles sympathiques.
Peut-être ai-je rencontré ce soir deux nouvelles amies ?
Quelques temps se
passent. On boit le thé. Il est tard. Je salue les deux filles et
les quitte pour prendre le métro. Aussitôt la porte fermée,
j'entends à travers elle les deux filles pousser de vrais hurlements
de rire ! Et, entendant les peu discrètes demoiselles commenter ma
venue, je comprend alors tout ! La première jeune fille a cherché à
piéger un dragueur ! Elle m'a considéré comme un dragueur. M'a
proposé de venir chez elle. A pensé me faire croire que j'allais
coucher avec elle. Et, à l'arrivée, la chose était impossible du
fait de la présence de la colocataire dont elle s'était abstenue de
parler. C'était donc un piège. Mais, moi, je croyais à l'amitié
rencontrée. L'attitude de ces deux filles m'a fortement choqué. Je
n'ai jamais cherché à les revoir. Quand il m'est arrivé à
l'occasion de croiser quelquefois la première, je l'ai ignoré. Et
elle aussi m'a ignoré.
Une autre histoire met en
scène les mêmes conceptions, mais différemment :
A une réunion étudiante,
je croise à Paris une fille du midi, que je connais. Les étudiants
venus de province doivent être hébergés par des étudiants
parisiens. Je propose à ladite demoiselle de l'héberger. Peu après,
je croise avec plaisir une copine à elle, que je connais aussi. Et
l'invite à son tour à dormir chez moi. La première paraît
surprise de cette deuxième invitation.
Dans le petit logis où
je les héberge, les toilettes sont sur le palier. A un moment-donné
je m'y rend. A travers la porte, j'entends les deux filles parler de
moi : « lui, il n'est pas comme les autres », dit l'une
d'elles. Je comprends en entendant ce propos que la première fille a
cru que je lui proposais de coucher avec elle. Et qu'elle avait
accepté. C'est pourquoi la deuxième invitation l'avait surprise.
Car elle neutralisait le caractère sexuelle de la nuit à venir.
Elles ont dormi à deux
dans mon lit et moi par terre. Le matin, la deuxième jeune fille a
un moment-donné m'a regardé en souriant. Chose étrange, elle avait
un sein nu sorti de sous la couverture. Je n'y ai rien compris. J'ai
pensé qu'elle montrait ainsi involontairement un morceau de sa
nudité. Quarante ans plus tard, en rédigeant ce récit, je pense
qu'en fait elle faisait une sorte d'expérience, pour tester l'animal
étrange que j'étais. Elle avait voulu voir comment je réagissais à
ce geste sexuel et incongru de sa part. Ou alors elle me proposait de
faire une partie à trois ? Moi, tout ce que je voulais et appréciais
était tout simplement l'amitié et la présence de ces deux jeunes
filles amies. J'étais à mille lieues de toutes idées orgiaques
quelconques. Il ne s'est donc rien passé de particulier.
Ainsi allaient les
bizarres années 1970, entre non dits et obligations imaginaires. Je
les ai traversé sans trop de dégâts. Ce qui n'a pas été le cas
d'autres, souvent aujourd'hui tristes, désabusés, alcooliques,
seuls ou qui, en tous cas, n'ont rien compris, ni analysé.
Mais les scénarios
pré-programmés n'ont pas disparus pour autant. Je me souviens, en
2005, avoir hébergé une jolie fille qui, au moment de prendre
l'avion pour quitter la France, s'était fait dérober son titre de
séjour aux États-Unis et son argent. Forcée de dormir deux nuits
de suite chez moi, avant de régler sa situation et prendre son avion
de retour chez elle. J'ai bien vu comment au début de son bref
séjour chez moi elle avait peur que je lui saute dessus. Il ne lui
est rien arrivé de tel. Mais comme j'ai été surpris et choqué
quand j'ai vu des hommes ne pas croire au récit de cette aventure
que je leur ai fait après ! Pour eux il était évident que j'avais
forcément couché avec elle ! Quels imbéciles !
Ce qui explique ce
scepticisme, cette confusion, cette incompréhension des choses les
plus simples et évidentes de la vie, c'est la terrible et
omniprésente famine d'amour régnante.
On croit fréquemment que
celle-ci débute à l'âge « adulte ». En fait, elle
commence dès l'enfance, mais on n'en a souvent pas conscience.
La manière habituelle de
traiter les enfants recèlent des choses très étranges. Il y a
quelques semaines, j'étais assis, dans une rame du métro parisien.
Elle était bondée.
J'avise un petit groupe
de trois fillettes. Deux d'entre elles trouvent à s'asseoir. La
troisième, désemparée, reste debout. Elle a environ neuf ans.
Je me suis fait alors la
réflexion suivante : « si je propose à cette fillette de
s'asseoir sur mes genoux, tout le monde va me regarder avec
suspicion ». Car tous les hommes sont considérés comme des
agresseurs sexuels potentiels. Surtout dans un cas comme celui-là.
Inversement, si j'avais
été une dame de soixante-deux ans et pas un monsieur du même âge,
proposer mes genoux à la fillette aurait été compris et approuvé
par l'ensemble des voyageurs alentour.
Parce qu'une dame, c'est une maman ou une mamie potentielle ou réelle, et une amie des enfants.
Parce qu'une dame, c'est une maman ou une mamie potentielle ou réelle, et une amie des enfants.
Cette façon de voir la
chose est doublement fausse. Parce que tous les hommes ne sont pas
des violeurs. Et parce qu'il arrive aussi que des femmes agressent
sexuellement des enfants.
La femme journaliste qui
a écrit un ouvrage sur ce sujet a eu beaucoup de mal à le faire
éditer. Tant ce phénomène est contraire aux idées dominantes sur
la femme naturellement gentille et mère. Le livre porte un nom
significatif : « Le dernier tabou ». A mon avis, il en
existe encore au moins un dont on évite généralement de parler :
celui du viol d'enfants commis par d'autres enfants.
Le rationnement organisé,
la famine d'amour débute dès l'enfance.
Ces choses deviennent
ardentes et insupportables avec l'âge.
Il y a environ un an,
j'ai donné quelques cours de soutien scolaire bénévole à des enfants dans un
centre d'animation culturelle près de Paris. J'ai observé une scène
qui m'a frappé :
On lit à une fillette de
quatre ans d'âge apparent, sans doute un peu plus âgée, une
histoire :
Un vieux monsieur à
barbe blanche apparaît. C'est le Père Noël. Il se penche sur le
lit d'une petite fille. Sa barbe effleure son visage...
A ce moment, la fillette
à qui on faisait la lecture s'est extasié à voix basse : « il
va lui faire un câlin ! »
Mais quel contraste avec
le traitement des enfants par les adultes faisant le soutien scolaire
! Aucun câlin, ni bisou, même pas de poignée de main ! Les enfants
étaient comme séparés des adultes par la paroi d'un aquarium
invisible ! Et moi, bien sûr, j'ai fait comme tout le monde. Je
n'étais pas là pour chercher à perturber les règles régnantes
dans ce cadre. Mais, à les observer, on réalise qu'elles
participent d'un rationnement de l'amour, qui va continuer. Et
s'aggraver avec l'âge. Au point que personne ne touche nombre de
personnes âgées.
Qui dit famine d'amour
dit fantasmes. Là aussi, on commence très tôt à délirer. Il y a
une trentaine d'années j'assistais à un spectacle au Théâtre de
la Ville. Assise sur le siège voisin se trouvait une jeune fille
d'environ quatorze ans, en surpoids et laide.
A un moment-donné sur
scène on assiste au mariage du prince charmant. Et je vois ma
voisine littéralement en extase devant le tableau ! On sentait
qu'elle avait l'impression de voir en vrai ce dont elle rêve pour
elle !
Quand j'avais sept ans,
j'ai commencé à fantasmer. Nous empruntions, ma sœur, mes deux
frères, mes parents et moi des livres à la bibliothèque municipale
installée alors dans l'annexe de la mairie du quatorzième
arrondissement de Paris. Au nombre de ceux-ci, il y avait les volumes de la
collection illustrée des contes et légendes édités chez Fernand
Nathan.
Un jour nous avons
emprunté le volume des contes et légendes « du Moyen-Âge ». Dedans, il y avait deux récits d'amour qui m'ont absolument charmé :
Aucassin et Nicolette, Floire et Blancheflor.
Je restais littéralement
fasciné par une image montrant Aucassin et Nicolette. Des décennies
plus tard, j'ai revu ce livre. Et cherché à comprendre ce qui avait
ainsi pu me fasciner. A présent, j'ai compris pourquoi.
Dans ma famille on
ignorait câlins et bisous. Or, dans le récit d'Aucassin et
Nicolette il était dit qu'ils se faisaient des caresses. Et, sur
l'image, Nicolette apparaissait blottie dans les bras d'Aucassin !
Rien que ces deux éléments m'avaient fait m'extasier sur cette
histoire !
C'est dire à quel point
sans le réaliser j'étais déjà victime d'une famine d'amour
organisée !
Et plus on avance en âge,
plus les expériences douloureuses aidant, on construit ses fantasmes
et la peur et la méfiance de l'autre augmentent ! On fini par
préférer le rêve à la réalité. Pis que ça, on cherche à faire
coïncider la réalité avec le rêve, tâche impossible.
La peur et la méfiance
entre humains deviennent fantastiques. Une ou deux amies m'ont dit un
jour : « on n'a rien à craindre avec toi ». Elles
entendaient par là qu'elles n'appréhendaient aucune crainte
d'agression sexuelle de ma part. Mais, si avec moi, il n'y a rien à
craindre, qu'est-ce que ça signifie par rapport aux autres ?
La contradiction terrible
et gigantesque qui se vit au quotidien est celle entre famine d'amour
confinant aux fantasmes et peur et méfiance de l'autre. Cette
contradiction fondamentale entre méfiance/peur et faim d'amour est
le traumatisme fondamental et fondateur de ce que nous avons pris
l'habitude de baptiser « la Civilisation ».
C'est ce tiraillement qui
est à l'origine des conflits, violences, guerres et révolutions
depuis l'aube de l'Humanité « civilisée ».
Un homme comblé d'amour
ne fait pas appel à la violence, il discute, négocie. Quand il est
mauvais, agressif, hargneux, haineux, vindicatif, violent avec les
autres, c'est qu'il manque d'amour.
Ce manque d'amour est
variable y compris pour des masses de gens. Les Tchèques et les
Slovaques se sont séparés sans se faire la guerre. Ce qui n'a pas
été le cas lors de l'éclatement de la Yougoslavie. Il y avait plus
d'amour en Tchécoslovaquie qu'en Yougoslavie. Les motifs de guerre
existaient dans chacun de ces pays mais les habitants ont réagit
différemment.
La violence exprimant le
manque, la soif d'amour, explique ce paradoxe apparent : le très
grand sentimentalisme qu'on peut rencontrer chez des militaires de
carrière. Ils font un métier très dur, extrêmement violent. Et il
leur arrive en même temps d'être très sentimentaux, rêver d'amour
et de poésie. Je me souviens d'un ancien parachutiste qui avait été
dans les commandos au Tchad durant la guerre. Il parlait avec ma mère
et s'exclamait avec beaucoup de tristesse : « que voulez-vous
Madame, les hommes sont méchants ! » Les militaires de
carrière, notamment les gendarmes, sont très attachés à la
famille et aux enfants. J'ai connu le cas d'un parachutiste qui faisait des choses
très dures dans ses missions et le supportait. Il était marié et
avait une petite fille. Le jour où sa femme l'a quitté il s'est
effondré moralement. Et a du être hospitalisé.
La violence dissimule le
manque d'amour. Elle est également le moteur de l'Histoire humaine.
Le manque d'amour est aussi à l'origine de toutes les addictions,
les toxicomanies.
Ça n'est pas facile de
comprendre tout cela, cette contradiction fondamentale et immémoriale
du monde où nous vivons. Il faut comme une sorte de déclic pour
atteindre cette compréhension. Ce déclic peut être provoqué par
une mésaventure, une aventure, une rencontre, un événement
bizarre, incongru, qui fait qu'on réalise subitement le lien
existant entre un tas de choses apparemment sans liens. Qui dessine
comme un filigrane du monde et son histoire.
Notre vie s'inscrit dans
ce monde et son histoire. L'histoire qui n'est souvent qu'une
agitation stérile et affligeante, qui dure depuis plusieurs
centaines de milliers, voir millions d'années.
Quelqu'un a dit un jour
que sans la Civilisation nous serions encore « à vivre dans
les arbres ». Quand nous y vivions, nous y étions heureux.
Il nous faut à présent
apprendre comment y remonter au sens figuré.
La Civilisation, elle,
est devenue officiellement folle. Ainsi, aujourd'hui, il y a 85
multi-milliardaires qui possèdent ensemble autant que la moitié la
plus pauvre de l'Humanité, soit trois milliards cinq cents millions
d'humains !
Notre gouvernement est en
train de procéder à la fermeture de l'Hôtel Dieu à Paris, seul
hôpital du centre de cette ville. Pour qu'à terme un ou plusieurs de
ces 85 s'enrichissent un peu plus en le transformant en palace de
luxe, comme cela vient d'être fait avec les Hôtels Dieu de Lyon et
Marseille !
Le monde est fou. Le
capitalisme a fait son temps. Il nous faut parvenir à redresser et
sauver le monde avec la parole, le geste et le cœur du singe qui est
en nous.
Car lui il sait. Les
capitalistes sont des ignorants, qui ont troqué le bonheur contre la
possession de l'argent.
Pour avancer, nous
sauver, il nous faut parvenir à aborder le septième continent, le
Continent de l'Amour.
Basile, singe et
philosophe naïf, Paris le 5 février 2014
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