Salvo, un passionné de
musique et Carnaval, Italien que j'ai connu à Paris, m'a raconté
ceci :
A Venise, de nos jours,
les plus belles fêtes costumées du Carnaval se déroulent en privé
dans des palais. Comme durant le Carnaval quantité de masques
déambulent dans les rues de la cité, les plus beaux sont approchés
par des personnes qui leur donnent des cartons d'invitation pour ces
fêtes. Ainsi les organisateurs de ces événements s'offrent sans
payer la participation de quantité de très beaux masques.
Cette manière de faire
n'est pas nouvelle. Je l'ai baptisé : « le siphonnage des
masques ». D'une certaine façon, des pratiques similaires
existaient jadis au Carnaval de Paris.
Quand le Carnaval est actif et vivant, quantité de gens se costument. Font la fête en
privé chez eux ou dans d'autres lieux fermés où ils se rassemblent.
Mais, bien sûr, ils vont également dehors, souvent en groupes.
Cette activité portait jadis un nom : « la promenade de
masques ». Au XVIIème siècle, par milliers les masques
allaient se promener dans l'artère la plus large de Paris, le
« Cours Saint-Antoine » qui correspond à un tronçon de
la rue Saint Antoine où se trouve notamment l'église Saint
Paul-Saint Louis. Par centaines se retrouvaient là des voitures. Les
uns se montraient, les autres venaient voir. L'animation régnait, avec les blagues traditionnelles du temps du Carnaval.
Au Carnaval de Paris au
XIXème siècle, le même phénomène de promenades de masques se
poursuit. Un tableau figure la voiture du prince Demidoff chargée de
masques. Les blanchisseuses en voitures se retrouvaient sur les
Grands Boulevards au moment de la Mi-Carême, avant de finir la
journée de fête dans les bistros et salles de danses et restaurants
des barrières.
Il existait jadis à
Paris un siphonnage involontaire des masques. On l'appelait le momon,
ce qui signifie aussi « mascarade ». Quand un groupe de
masques entendait qu'une fête de carnaval avait lieu chez un
particulier, il s'y invitait d'office. Cette pratique, qui rappelle
les actuelles « chapelles » dunkerquoises devait des fois
susciter des incidents. Elle fut interdite et pourchassée.
On rapporte qu'un jour de
Carnaval à Paris, au XVIIIème siècle, un groupe de jeunes gens
costumés fut empêchée d'entrer ainsi dans une belle et riche fête.
Le chef du groupe, en représailles, invita ses amis à bruler le
portail d'entrée. Aussitôt dit, aussitôt fait, amassant du bois
contre le portail, les jeunes gens l'incendièrent. Le lendemain, le
propriétaire de la maison ainsi endommagée appris que la troupe
pyromane était composée du jeune roi Louis XV et ses proches
courtisans !
Le phénomène du momon
connait à l'époque moderne une sorte de continuité. A la fin des
années 1990, par exemple, un jeune homme habitant Vanves, en proche
banlieue de Paris, m'a raconté que le groupe de jeunes qu'il
fréquentait s'invitait ainsi quand ils repérait une fête chez des
gens.
A côté du siphonnage
involontaire, existait avant à Paris un siphonnage volontaire.
Quand, le 31 décembre
1715, le Régent crée le célèbre bal masqué de l'Opéra, il
s'agit d'un siphonnage de masques. On sait qu'il y en a des masses à
Paris durant le Carnaval. On leur propose l'accès à un bal payant.
Le succès festif du bal est assuré par la participation de ceux et
celles qui sont déjà costumés.
Le cortège du Bœuf Gras
parisien entraîne à sa suite les carnavaleux. Encore un siphonnage
de masques. Ce procédé sera utilisé pour créer le cortège
institutionnel des reines de blanchisseuses de la Mi-Carême
parisienne. Il existe déjà le regroupement des voitures de blanchisseuses
en Carnaval. En 1891, on va les ordonner en cortège unique. Ainsi,
on crée sans difficultés un événement. Pas besoin de costumer les
blanchisseuses pour l'occasion. Elles le sont déjà.
Mais ces cortèges
naissent du terreau du Carnaval. Certes ils prennent des formes
institutionnalisées avec participations de figurants payés et de
militaires. Mais ils reflètent l'existence du Carnaval vivant. En
sont en quelque sorte indirectement l'émanation.
Au XIXème siècle, les
parades carnavalesques organisées sont suivies par un cortège formé
de groupes se rassemblant de manière spontanée. Entre les deux, des
gardes municipaux veillent à éviter que la partie organisée soit
envahie par l'autre.
Quand à partir de 1993
j'ai cherché à faire renaître le Carnaval de Paris, je me suis
consacré à la renaissance du cortège du Bœuf Gras. J'y suis
arrivé au bout de cinq ans. Mais de quoi était fait le cortège de
renaissance en 1998 ?
Il était fait d'un
assemblage de bric et de broc. A part quelques personnes qui
s'étaient costumées dans un atelier improvisé au dessus d'un café
de la porte des Lilas et la poignée de Pantruches, tous les autres
étaient déjà organisés quelque part. La Fédération des
Carnavals et Festivités avait été séduite par l'initiative.
Habituée à l'impossibilité de défiler à Paris du fait des
interdictions, l'opportunité de pouvoir défiler au Carnaval de
Paris l'avait fait accourir. Avec son président et le Comité des
Fêtes d'Argenteuil et un canon à confetti du Carnaval d'Hagondange
avec 600 kilos de confettis. L'importance proportionnelle des
Argenteuillais dans le cortège, qui ressortaient costumes et chars
de carnaval qui venaient de servir en juin dans leur ville, fit dire
à un Argenteuillais présent : « Mais on refait simplement le
Carnaval d'Argenteuil ! »
A part eux, des gens
venus en car d'une autre banlieue, une enrubanneuse décorée de
fleurs en papier crépon avec deux carnavaleux costumés montés
dessus, un groupe d'élèves de l'école de la Boucherie portant le
Géant Bœuf, quelques personnes, une vache statue, la vache dans son
camion fermé et Alain Riou. C'était à peu près tout. J'ai vu
aussi au départ un groupe d'Antillais. Un groupe folklorique
auvergnat s'est décommandé à cause de la pluie qui aurait abimé
leurs costumes. Un autre groupe musical folklorique annoncé par le
propriétaire de la vache n'est jamais venu.
Stimulant la venue des
uns et des autres, une équipe de télévision tournait pour FR3 un
documentaire sur la fête. Mais pour un Carnaval de Paris, c'était
plutôt riquiqui.
Bien sûr, eut égard à
l'Histoire, à nos efforts, à nos projets, c'était énorme. Le Bœuf
Gras du Carnaval de Paris reparaissait enfin dans les rues de Paris
après une éclipse et un oubli qui avait duré 46 ans. Comme me l'a
dit mon ami Bernard le soir de la fête : « Basile, on appelle
ça une réussite ! » Soulignant les difficultés et obstacles
rencontrés, Alain Riou n'a pas cessé de dire après que ce Carnaval
de Paris on l'avait fait renaître « aux forceps ».
Mais, pour ceux qui
ignoraient tous ces attendus, cette histoire, ces efforts préalables.
Et pour qui les mots « Carnaval de Paris » signifiait une
fête grandiose, c'était plutôt décourageant. Dans ces conditions,
ce n'est pas très étonnant que hormis les Pantruches et Alain Riou,
tout le monde présent à la première édition brillait par son
absence à la seconde un an après.
Les Pantruches, la
batucada Muleketu et le show Buffalo Bill, des professionnels venus
bénévolement du parc Eurodisney, formaient le second cortège. Le
show Buffalo Bill avait annoncé qu'il ne participerait pas si la
pluie survenait. Les parures en plumes des Indiens ne pouvant pas dans ce cas être utilisées. Seuls du Carnaval Alain Riou et moi connaissions cela et observions le ciel assez nuageux avec
inquiétude. Vers 13 heures tombèrent deux gouttes, puis le temps
resta sec. Nous l'avions échappé belle !
Après cette deuxième
édition, le cortège du Bœuf Gras pris sa physionomie actuelle.
C'est-à-dire essentiellement un ensemble de groupes musicaux ou
dansants qui se retrouvent pour défiler derrière la vache. Son
succès va en augmentant depuis à présent seize ans.
Mais, à part de petits
groupes carnavalesques costumés qui le rejoignent, est-ce le
Carnaval ?
Les cortèges
carnavalesques surgissent du fait de l'existence d'une activité
carnavalesque débordant dans la rue avec les promenades de masques
et s'ordonnant pour former ensuite des cortèges constitués. C'est
ce qui se passe à Dunkerque. Toute la ville est en Carnaval. Alors,
par milliers les masques se forment en cortège chantant et chahutant
derrière la fanfare et le tambour-major.
A Paris, l'activité
Carnaval, c'était les innombrables goguettes, dont des centaines
organisées en sociétés bigophoniques. Ces goguettes n'ont pas
encore reparues. Pourtant, le cortège du Bœuf Gras est à nouveau
là depuis 1998 et celui des Reines des Blanchisseuses de la
Mi-Carême a recommencé à défiler en 2009.
Nous avons donc là ce
qui est sensé être l'émanation de l'activité goguettière sans
celle-ci. D'une certaine façon c'est le Carnaval à l'envers. La
plante carnavalesque a commencé à pousser par le haut sans avoir
encore acquit ses racines.
A nous de les créer en
créant des goguettes. Ensuite, elles seront à nouveau l'âme de la
fête au Carnaval parisien et on pourra dire que celui-ci est reparu
pour longtemps et solidement.
La base du Carnaval de
Paris doit être la joie dans nos cœurs. Organisons-là en nous
amusant ! Pour pouvoir y arriver, il a fallu retrouver la goguette et
comprendre comment elle fonctionnait. Sinon, bien sûr, la question
de la renaissance du Carnaval de Paris avec costumes, bals, a déjà
été posée. En 1998, un bal en partie costumé s'est déroulé à
la Maroquinerie, dans le cadre de la renaissance du Carnaval de
Paris. Il y a eu aussi le petit atelier de costumes dans la salle au
dessus d'un café de la porte des Lilas. Mais de telles initiatives
n'eurent pas de suites pour ce que j'ai vu.
Sauf le groupe des
Pantruches, où durant pas mal de temps nous nous demandions
comment développer le carnaval. Et revenait le même propos
: « il faudrait organiser un bal costumé ». Mais où,
quand, comment, avec quel argent ? Et les salles à louer sont hors
de prix à Paris.
Il nous manquait la
réponse technique et artistique, la base : la goguette. Le jour où
un certain nombre de goguettes seront à nouveau là, l'envie viendra
de faire des bals costumés et on saura comment les organiser. Le
Carnaval se construit à partir de la joie organisée des goguettes.
Exactement comme cela se passe aujourd'hui à Dunkerque et dans les
alentours. Il existe des dizaines de sociétés philanthropiques et
carnavalesques qui sont les goguettes de là-bas.
Au moment du Carnaval,
ces sociétés organisent leurs bals. Et avec la masse de gens qui
vient, on arrive à remplir des salles de bal avec 8000 carnavaleux
costumés.
Exactement comme cela se
passait jadis à Paris.
A Paris, on recommencera
d'abord en très petit, avec de très petits bals. Puis on grossira. Le
potentiel festif de la ville est gigantesque. Auquel s'ajoutent tous
les amoureux de Paris qui viennent d'ailleurs faire la fête avec
nous. Notre fête deviendra immense. Car des carnavaleux dunkerquois
nous l'ont dit il y a quelques années : c'est possible de les
dépasser en Carnaval. Et cela arrivera.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 22 janvier 2013
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