À
l'instant où j'écris, nous sommes début 2013. Fin septembre
prochain, cela fera 20 années que j'ai pris l'initiative de la
renaissance du Carnaval de Paris. Je suis à l'origine de la
réapparition de ses deux cortèges traditionnels. La Promenade du
Bœuf Gras dont ce sera en février 2013 la 16ème édition et
qui rassemble des milliers de participants. Et le Cortège des
Reines des Blanchisseuses de la Mi-Carême, pour l'instant
beaucoup plus modeste, dont la 5ème édition défilera un mois plus
tard, le 10 mars. L'enjeu est important : faire revivre la plus
grande fête populaire du monde. Le challenge est rude. Comment faire
pour aboutir ?
Dès le début de mon
action, j'ai pu établir que si la fête vivante existe, c'est parce
qu'elle a une base organisée. Oui, mais quelle base ? Il m'a fallu
18 ans pour la retrouver : la goguette. Il s'agit d'un groupe
festif et chantant organisant des réunions ponctuelles, tous âges
réunis. Où on se décore avec insignes et rubans. On boit, mange,
danse, rit, crée et pousse des chansons, déclame de la poésie.
Point fondamental à
observer : un tel groupe est petit. Il ne doit en aucun cas
dépasser 19 personnes. Sinon, dès qu'il atteint 20, même s'il
reste formellement uni, il se casse en deux et va au devant de
difficultés et crises internes. C'est ainsi que la quasi-totalité
des goguettes ont disparu. Il y en avait des milliers en France.
Aujourd'hui, la plupart des gens ne connaissent rien aux goguettes,
pas même ce nom qui les désigne. Quand j'en parle, on m'évoque la
chorale, parce qu'on y chante aussi, la guinguette, parce que le mot
goguette y ressemble.
L'idéal est de se
limiter à 12 personnes. La base de l'immense Carnaval de
Dunkerque est formée de goguettes, appelées là-bas « sociétés
philanthropiques et carnavalesques ». A part 3 ou 4 qui
atteignent une cinquantaine de participants, toutes les autres n'en
comptent qu'une douzaine.
Petit on est fort. Pas de
problèmes de luttes de chefs, besoin de local, argent, logistique.
On s'amuse. Finie la solitude urbaine ou campagnarde ! Et on rejoint
le Carnaval quand il arrive. On lui donne force et authenticité.
Ravi d'avoir retrouvé la goguette, puis son instrument musical de
prédilection, le bigophone, je me suis lancé, il y a environ
deux ans dans la propagation de ma découverte. J'avais retrouvé la
clé de la fête populaire vivante, facile, agréable, pas chère, à
la portée de tous.
Mais là, je me suis
heurté à un mur invisible et mystérieux. J'avais beau parler de la
facilité à créer des goguettes, de leur apport à la joie, mis à
part une goguette créée par mon amie Alexandra, aucune réaction.
Personne ne me suit. Quel est le motif de cette bizarre paralysie ?
J'ai enfin trouvé il y a
quelques jours pourquoi mes interlocuteurs n'accrochent pas. Il
s'agit d'une question d'identité.
A Dunkerque où prospère
le Carnaval, on se sent Dunkerquois. On sait que le Carnaval
s'inscrit dans l'histoire, le patrimoine et surtout l'identité de la
ville. A la fin de la fête, on clôt la joie du cortège et ses
chahuts par l'émouvante « Cantate à Jean-Bart »
chantée à genoux, les mains derrière le dos. Ce chant est en fait
« l'hymne national » de la ville !
Si on observe d'autres
régions du monde où la tradition festive est vivante, l'identité
de ses participants l'est également. Les Bretons qui dansent la
gavotte dans leurs Fest-noz et Fest-deiz se sentent
Bretons. Les Corses qui ont gardé la tradition des polyphonies se
sentent Corses. Les Basques, au riche patrimoine folklorique vivant,
se sentent Basques. Et les Berrichons, Auvergnats, Landais ou
Alsaciens, avant d'être organisés folkloriquement, se sentent de
cœur Berrichons, Auvergnats, Landais ou Alsaciens.
Et les Parisiens si fiers
soient-ils, quelle identité ont-ils ? Ils n'en ont plus.
L'identité parisienne
n'en est plus une. Elle est cosmopolite et proche de celle d'habitants
d'autres grandes villes de par le monde. On s'habille pareil à
Pékin, Moscou, New York ou Tokyo. La base du costume est la même.
La musique et les danses parisiennes ? Elles n'existent plus. Où
sont, entre autres, nos célèbres quadrilles que dansait le monde
entier ? Qui se souvient de Jullien, Musard et du cancan des origines
? Et la cuisine parisienne où est-elle ? Elle existe, mais n'est
guère connue du public parisien.
Quant à l'identité locale de
quartier, par exemple de Belleville, Ménilmontant, Montparnasse,
la plupart du temps elle s'est dissoute dans la spéculation
immobilière qui a chassé 800 000 Parisiens vers les banlieues.
C'était les plus pauvres habitants et les plus vivants.
On m'a déjà dit de
façon pas aussi claire qu'aujourd'hui pour moi : « Faire un
Carnaval de Paris ? Mais, maintenant ce n'est plus comme jadis. Il y
a des habitants mélangés d'origines multiples. Il n'y a plus de
vrais Parisiens. »
Je rétorquais : « Oui, mais
justement, toutes ces cultures vont enrichir notre fête. Les
Brésiliens, les Africains, les Chinois amèneront leurs musiques,
danses, traditions festives qui enrichiront notre fête ! »
Oui, c'est vrai. Et
depuis plusieurs années on voit, par exemple, des groupes musicaux
latino-américains défiler au Carnaval de Paris. Impressionnants au
point qu'une jeune fille témoin du défilé une année m'a dit
qu'elle avait cru que c'était une fête latino-américaine.
Mais l'identité
parisienne, ou plutôt d'Île-de-France, dans tout cela ? Quelle
place lui revient ?
Il faut qu'elle renaisse.
Jadis prospéraient les danses, costumes, plats cuisinés d'Île-de-France. La centralisation
politique de la France, qui a nuit aux traditions des provinces, a
très largement détruit celles de la région parisienne.
Il est temps de
faire renaître l'identité francilienne.
En s'inspirant des
costumes folkloriques traditionnels d'Île-de-France, créer les costumes
franciliens du XXIème siècle. Remettre en activité le folklore
francilien, ses promenades, sa cuisine, sa musique et ses danses.
On a déjà vu renaître
un folklore local, celui de Cornouailles. La langue cornique
elle-même n'était plus parlée. Des militants comme la chanteuse
Brenda Wooton ont contribué à la faire revivre.
Frédéric Mistral, avec
le mouvement du félibrige, a redonné vie à la culture provençale qui s'éteignait. En 1950, mes parents ont rencontré à Gerde, dans
les Pyrénées, une vieille dame poétesse : Philadelphe de Gerde,
membre de ce mouvement. Celle-ci leur a dit : « Oui, on peut
être Français. Mais pour cela, il faut avant avoir une autre
identité : Bourguignon, Provençal, Normand... et ensuite seulement,
on peut être Français. »
Mes parents étaient
Russes. Un jeune gendarme m'a dit un jour : « Toi, tu es un
Russe de langue française. » C'est vrai. Je suis un Français
Russe. Comme d'autres sont Français Normand, Français Auvergnat,
etc.
Pour que revivent les
goguettes à Paris, il faut qu'elles s'inscrivent dans la culture
régionale francilienne, aujourd'hui pratiquement éteinte et effacée
et demain ressuscitée. C'est ce à quoi je m'emploierais. Ce sera
aussi la clé de la renaissance pleine, vivante et prospère de la
tradition du Carnaval de Paris et de la fête parisienne en général.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 11 janvier 2013
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