Origine de la
« bipolarité »
Nous sommes tous
bipolaires et notre société l'est également. Car en nous vit le
singe des origines, sur lequel s'est abattu, contradictoirement le
plus souvent, les lois, règles, traditions, habitudes, que nous
avons convenu d'appeler « civilisation ». Ces deux
facteurs interpénétrés cohabitent en nous plus ou moins
conflictuellement.
Au nombre de nos besoins
essentiels réside l'association, c'est-à-dire le
sentiment de se trouver partie de l'ensemble humain, associé aux
autres.
Cependant, il peut
arriver et arrive quantité de fois le phénomène de la dissociation
externe. Un ou plusieurs de nos congénères par leur
comportement se dissocient de nous, remettant en question ainsi
l'humanité commune à eux et nous. Cela crée un désagrément. « X
m'a fait ça. » Suite à un petit événement vécu comme grand
ou un grand événement vécu comme gigantesque, cette dissociation
peut nous bousculer largement.
Le petit ou grand
événement peut s'arrêter là... juste désagréable. Ou cette
dissociation débouche sur une dissociation éventuelle interne
(à nous), infiniment plus grave par ses conséquences : « on
m'a fait ça... donc ça peut recommencer... donc insécurité
absolue et permanente ». Cette dissociation interne peut être
si violente qu'on refuse même de se souvenir de son origine. Elle
est, en quelque sorte, invisibilisé pour notre conscience, et
pourtant ô combien présente et agissante.
Quand l'humain se
dissocie ainsi on le qualifie, mais pas toujours, de « bipolaire ».
Formes de la bipolarité
L'insécurité permanente
conduit à diverses formes de paniques. On arrête la réflexion et
on s'abime dans des comportements de fuite :
La fuite dans le sommeil
: qu'est-ce qu'on est bien sous la couette, de préférence endormi.
On dort jusqu'à une vingtaine d'heures par jour, sinon plus. Si on
travaille durant la semaine, on pourra dormir du vendredi soir au
lundi matin, par exemple, en ne se levant que pour aller aux
toilettes et avaler éventuellement un peu de quoi se nourrir très
sommairement.
La bouffe, la non-bouffe
: la panique se traduit par un appétit dévorant. On se goinfre, on
grossit. Ou, inversement, on résiste à la nourriture, on cesse de
s'alimenter. On est « plus fort que la faiblesse d'avoir
faim ».
Une bipolaire, à partir
du moment où ses troubles sont arrivés, a commencé à grossir il y
a 17 ans. Aujourd'hui elle affiche 32 kilos de trop par rapport à
son poids idéal. Sa fringale quotidienne commence tous les jours à
17 heures et elle grignote jusqu'au moment du dîner, pris à 19
heures, où elle mange de bon appétit. Les médecins ont toujours
considéré ce sur-poids comme un problème d'importance secondaire.
Pour eux « il importe d'abord de s'occuper de soigner le mental
dérangé. Le reste, le poids, on verra plus tard. »
Cette manière de voir
est typique de la médecine occidentale qui considère le patient par
morceaux séparés. Comme si le malaise lié à la nourriture devait
être séparé du reste. L'explication simpliste du sur-poids
consistant à déclarer que les médicaments neuroleptiques pris
ouvrent l'appétit. Et que que l'unique réponse à faire à cela est
que c'est à la patiente de limiter volontairement son alimentation.
En fait, avant son
traitement, de retour du collège, elle regardait la télévision de
17 à 19 heures. Suite à la prise de neuroleptiques elle n'a plus pu
regarder la télévision. Se réfugiant alors dans la cuisine, elle a
pris l'habitude d'y grignoter en préparant le dîner. Sa faim, fruit
du désœuvrement est devenue une habitude, un besoin. Se remplir
plutôt que rester avec le vide du désœuvrement. Cette faim
a une origine culturelle. Ce n'est pas une faim véritable. Mais,
ressentie comme telle, elle amène à trop manger. Il faut, pour y
remédier, se rééduquer par rapport à la peur et son histoire.
Nos envies précises de manger ne relèvent pas de la
Nature, mais de notre culture. Si j'ai envie de sucré à la fin des
repas, c'est parce qu'on m'a habitué à prendre un dessert à ce
moment. De même, si la bipolaire citée a faim de 17 à 19 heures,
c'est parce que sa vie, les habitudes qui en relèvent, l'ont éduqué
ainsi. Et s'attaquer à cet aspect de son mal-être, très loin
d'être un acte secondaire, concourt pleinement à soigner l'ensemble
de sa personne.
Une autre réponse
sédative à la peur est l'alcool : il sert d'anesthésiant à la
peur. On boit pour être saoul, pas pour le plaisir. Et souvent on
veut absolument boire en compagnie d'autres.
Le sexe : l'activité
sexuelle sommaire et frénétique ou son refus tout aussi catégorique
et réducteur. On entendra le sexe refusé évoqué avec des
qualificatifs dépréciants, tels que : « je ne fais pas
n'importe quoi ». Alors que personne ne suggère de « faire
n'importe quoi ». En fait chercher le sexe à tous prix ou le
refuser systématiquement sont des comportements extrêmement
proches, témoignant d'une même détresse, une même panique, une
même incapacité à s'assumer en être humain vivant, sensible et
objectivement sexué. La boulimie et l'anorexie sexuelle sont sœurs
jumelles.
La frénésie sexuelle,
qualifiée de « désinhibition » peut avoir deux sources
:
La recherche de
l'anesthésie amenée par les endomorphines.
La sauvegarde de l'espèce
: un humain paniqué est semblable à un humain en danger. D'où
réaction de la Nature en lui, pour la sauvegarde de l'espèce,
accomplir les gestes reproducteurs le plus possible, le plus
rapidement possible avec le plus grand nombre de partenaires sexuels
possible.
Le rapport à l'argent, à
la richesse, aux acquisitions pourra aussi être le résultat de la
panique d'origine dissociative. Rechercher le plus d'argent possible,
y compris par le raccourci trompeur du jeu. Acheter quantité de
choses inutiles, y compris en mettant son compte bancaire à
découvert, témoignent d'une même volonté de se rassurer
absurdement, de « nourrir » son sentiment de richesse
matérielle, de propriété, toujours en fait pour se rassurer.
La forme la plus
frappante de fuite devant la peur est ce qu'à tort et de manière
réductrice, on baptisera « tentative de suicide », en
abrégé « ts ». Ce qualificatif laissant supposer la
recherche de la mort quand on met tout en œuvre en ce sens.
Certains « bipolaires »
qui font une ts sont devenus « bipolaires » suite à une
confrontation avec la mort de tiers. On serait donc là devant un
phénomène étrange : quelqu'un que la mort aurait effrayé
terriblement chercherait à... se donner la mort !
Cette analyse de la
démarche suicidaire équivaut ici à dire qu'une personne qui a la
phobie des chiens se précipite pour visiter un chenil. L'explication
ne tient pas debout. Il faut la rechercher ailleurs.
Après une ts avec des
médicaments somnifères, la candidate au suicide que j'ai secouru un
jour m'a dit :« je voulais seulement dormir ». Dormir ?
Mais mourir et dormir, ce n'est pas la même chose ! La candidate au
suicide est intelligente, mais ne trouve comme explication, en fait
absurde, que celle-ci, qu'elle répète : « je voulais
seulement dormir ».
J'ai mis du temps à
comprendre ce qui s'était passé : la candidate au suicide, se
retrouvant seule chez elle, est prise de panique suite à sa
dissociation interne. Fuir n'importe où, n'importe comment, s'impose
comme seule conduite évidente à suivre. D'où ici, fuite dans la
recherche du « sommeil » à tous prix, quitte à surdoser
un médicament qui fait dormir et aller jusqu'à la mort.
Heureusement celui-ci a
agit juste avant que la candidate au suicide ne retourne vider le
reste du flacon et elle s'est endormie. Il ne s'agit pas ici de
« tentative de suicide » au sens de « recherche de
la mort », mais de panique conduisant à fuir à tous prix
n'importe où, n'importe comment.
Cette même panique
conduit chaque année des dizaines de personnes à sauter sous le
métro. Se faire écraser est horrible. On peut aussi rester grand
infirme à vie et ne pas mourir. Il faut comprendre qu'ici aussi il
s'agit de panique et pas de « recherche de la mort »,
même si le geste de fuite risque d'y conduire.
Une forme de « suicide
sur place » consiste à sombrer dans l'inactivité : ne rien
faire, ne rien avoir envie de faire alors qu'on a des tas de choses à
faire.
Phase haute, phase
basse
Quand la panique
dissociative gagne un bipolaire, il peut réagir en s'auto-suggerant
que tout va bien quand même. C'est la phase haute, il s'auto-drogue
en se signifiant que : « ça va bien, ça va bien, ça va
bien ». Cette auto-suggestion sera source d'hyperactivité,
absence de sommeil, sociabilité déphasée : on invite tout le monde
à son anniversaire, par exemple, y compris des inconnus. A la fin la
dissociation interne vous rattrape : c'est la panique, possibilité
de « ts », etc.
L'autre apparence prise
par la panique dissociative consiste à s'abandonner au désespoir.
Oui, tout va mal. Il n'y a aucune issue. La dissociation vous attrape
et vous rattrape. C'est la phase basse, la dépression. Elle peut
amener ts et aussi suicide social : on renonce à tout ce qui
contrarie la certitude que tout va mal. On va, par exemple, rejeter
subitement son amoureux, avec lequel pourtant on s'entend très bien.
La phase haute ou la
phase basse vont de pair avec une grande agitation intérieure.
Autres formes de fuite
Vouloir trouver à tous
prix à se rassocier à au moins quelqu'un peut également amener la
fuite dans la maternité : avoir un enfant à tous prix, considérant
que ce dernier, lui, sera de toutes façons proche de vous.
Quand on est très mal,
on peut se retrouver hospitalisé. Là, on est entouré, écouté,
protégé 24 heures sur 24. Cette situation pourra créer une forme
de fuite supplémentaire : chercher à rester, revenir à l'hôpital.
Car là, par delà les soins prodigués, la compétence médicale,
les équipes de soins dégagent de l'amour. Et cela,
qu'elles le souhaitent ou non. La fuite dans l'hôpital représente
pour le patient une sorte de déviation sexuelle sans sexe.
Le bipolaire peut aussi
fuir dans la pratique religieuse, la fréquentation assidue des lieux
de culte, etc.
Il peut aussi s'échapper
dans un monde imaginaire. J'ai vu ainsi une bipolaire en crise faire
un délire mystique accompagné d'une diarrhée verbale où notamment
elle s'adressait à son beau-père, un vieux paysan, en lui donnant
le titre de « Grand Sage », sans réaliser que le « Grand
Sage » pleurait de s'entendre appeler ainsi.
A une même peur
répondent de multiples formes de fuites possibles. Jusque y compris
se rassocier à une cause, un animal de compagnie, une collection
d'objets, un groupe en fait imaginaire...
Comment saner les
« bipolaires »
Le vieux et oublié mot
français pour désigner les efforts qui rendent la santé, c'était
« saner ». On l'a remplacé par « guérir ».
Ce n'est pas tout à fait la même chose. Retrouver la santé peut
signifier non pas guérir d'une maladie, mais simplement retrouver
son équilibre. C'est ce qu'il faut chercher pour les patients
classés « bipolaires ». Il faut les aider à
conscientiser la panique, qu'ils soient rassurés par d'autres et
parviennent à se situer eux-mêmes.
Qu'ils réussissent à se
gendarmer pour permettre une rassociation volontaire de leur être
divisé par la peur.
Rassurés, rassociés,
ils pourront alors pleinement aider les autres à s'en sortir.
Le singe précipité
dans la civilisation
La dissociation chez
l'humain « bipolaire » est d'autant plus traumatisante
qu'elle stimule et réveille en lui le singe plus ou moins bien
chloroformé par la civilisation. Il se retrouve alors comme un singe
précipité subitement dans la civilisation.
Imaginons un singe vivant
sa vie dans la forêt équatoriale qui se retrouve soudain dans la
peau, dans la vie d'un humain. Par exemple, en uniforme de général
présidant un pot de départ en retraite à l'État-major de la
Marine impériale austro-hongroise en juin 1913. Ce sera en lui la
panique assurée.
La dissociation interne
tend à anéantir en nous la fragile cloison fruit de notre
dressage-conditionnement-éducation qui nous dissimule notre base
singe.
Ainsi, une amie bipolaire
m'a raconté qu'arrivée « en crise » à l'hôpital
psychiatrique, elle s'est retrouvée arrachant tous ses vêtements et
courant nue dans les couloirs. Elle a aussi bu son urine. Et avait
l'impression de maitriser et parler la langue arabe qu'elle n'a
jamais apprise.
En fait, pour un singe,
la nudité complète est sa « tenue » naturelle. Boire
son urine n'est surement pas aussi extravagant pour lui que pour un
humain « civilisé ». Quant à avoir l'impression de
maitriser et parler une langue inconnue, ce phénomène relève d'une
d'illusion de « toute puissance intellectuelle », d'une
sorte « d'accès libre au savoir universel ». Dans cet
état qu'on croit avoir atteint, il suffirait de se poser une
question, par exemple : « comment parler arabe », et on a
l'impression de parvenir à le parler sans jamais l'avoir étudié.
J'ai rencontré également ce genre d'illusion chez une autre
bipolaire qui croyait que durant sa crise, suite à la disparition de
limites intellectuelles intérieures, elle savait tout ou presque.
Le singe affleure en
nous
Quantité de personnes
vivent nues chez elles, y compris en famille. Et, bien sûr, n'en
parlent pas aux tiers extérieurs.
J'ai rencontré un père
de famille tout à fait équilibré qui léchait le visage de ses
petits enfants.
En panique, dans un ferry
qui vient de chavirer, des humains très ordinaires vont se mordre
furieusement pour s'ouvrir un passage dans la foule pour sauver leur
vie.
Nous rencontrons
couramment ou occasionnellement de tels comportements tout à fait
simiesques sans trop y faire attention, car au fond nous savons tous
que nous sommes des singes contrariés par la « civilisation ».
Quelquefois, notre
identité simiesque est proclamée, apparemment reconnue. Mais
aussitôt, le plus souvent, ce propos est remis en question par des
« précisions » et « évidences » ajoutées
qui « noient le poisson ». Le singe en nous est un sujet
trop sensible et fondamental pour qu'on arrive facilement à en
débattre librement. Pourtant, il faudra y arriver, car c'est là que
se trouve la réponse à quantité de troubles et « maladies »
considérées comme « mentales » .
Bipolarité : une forme
du malaise dissociatif isolé comme « une maladie »
Le qualificatif
« bipolaire » recouvre le mal-être dissociatif qui peut
se retrouver classé autrement. Des bipolaires peuvent eux-mêmes
remarquer cette proximité entre des patients artificiellement
différenciés. Ainsi, une bipolaire, Emma, entendant parler d'une
victime d'un stress post-traumatique apparemment bien différent de
son problème à elle établit aussitôt un parallèle. Inversement,
à l'évocation d'une alcoolique devenue alcoolique suite à un
mal-être dissociatif, Emma nie la parenté entre ce problème
d'alcoolisme et le sien.
Il est possible de sortir
du mal-être dissociatif cause de bipolarité, d'addiction
alcoolique, etc. Certains y arrivent, y compris spontanément et de
façon incompréhensible pour les soignants.
Le malaise dissociatif,
qu'on peut appeler aussi md, est à la base de quantité de
troubles psy et relationnels. Le comprendre, l'analyser, ouvre une
piste pour améliorer et saner les patients.
Un symptôme
caractéristique du malaise dissociatif est l'extrême panique, y
compris sans motifs visibles ou motifs rationnels visibles.
Cette panique peut
prendre des formes de calme apparent. Ainsi, témoignant de sa
panique, une bipolaire m'a dit un jour : « tout peut m'arriver
à tous moments » Ce propos exprime un sentiment d'insécurité
permanente.
A cette panique, on peut
offrir un emballage rationalisé : on attribue des motifs précis à
sa peur. On y ajoute de mystérieuses « pulsions suicidaires,
idées noires »... autant de déguisements intellectuels de la
panique dissociative.
Cette panique peut
conduire à des rassociations imaginaires : on pratiquera une
sexualité frénétique passagère, on nourrira un amour idéal rêvé
et surtout pas avoué à l'objet de celui-ci, on fantasmera des
projets ou des pratiques qu'on ne cherchera surtout pas à
concrétiser. Le rêve rassociatif étant plus cher que sa mise à
l'épreuve de la réalité où il pourrait se briser.
On préférera rêver sa
vie que se risquer à la vivre.
Sortir du mal-être
dissociatif, c'est recommencer à vivre et se sentir pleinement
vivre.
Cela passe d'abord et
avant toutes choses par le travail du patient sur lui-même, aidé et
conseillé éventuellement par les soignants qui l'entourent.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 21 décembre 2012
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