Pourquoi sommes-nous fréquemment si mal à l'aise quand
il s'agit de sexualité ? Bien sûr, il est aujourd'hui de bon ton
dans une certaine société parisienne d'affirmer qu'il n'en est plus
rien depuis la « révolution sexuelle » et la large
diffusion de la pilule. En s'exprimant ainsi on élude le débat. Un
peu comme quand, s'agissant de la condition féminine, on nie qu'il
continue d'exister moult problèmes car « elles ont tout
obtenu ».
Deux exemples : pourquoi quand on parle de leur conduite
sexuelle, quantité de personnes se défendent en déclarant « je
ne fais pas n'importe quoi ! » De quel mystérieux « n'importe
quoi » s'agit-il donc ?
Autre exemple : un de mes amis reçoit régulièrement
chez lui une jolie fille et l'héberge comme on dit selon la formule
consacrée : « en tous bien, tout honneur » et plus
vulgairement dit : « sans coucher ensemble ». Quand cet
ami parle de cette relation, il prend à chaque fois la peine de se
défendre avec véhémence de l'hypothèse qu'il en serait autrement
alors que personne ne le lui reprocherait. Il vit seul, est divorcé
depuis des lustres. A le voir aussi véhément, on dirait qu'il se
défend de quelque chose de honteux. Pourquoi cette gêne, ce besoin
de se défendre ?
La raison sous-jacente est celle de la Communauté
singe.
Dans quel cas est comment arrive-t-il que deux humains
se rapprochent sensuellement, par des caresses, des câlins,
éventuellement aussi, mais pas forcément des accouplements ?
La société humaine fonctionne comme deux sociétés
juxtaposées qui se touchent et parfois sont très éloignées l'une
de l'autre : la société humaine et la société singe.
La société humaine règle de multiples façons la
relation qualifiée de « sexuelle », c'est-à-dire, en
gros, les câlins et l'accouplement. La société singe, elle, ignore
les frontières arbitraires et artificielles entre le relationnel et
le tactile. La caresse est un aspect lié aux autres dans la
communication. Et l'acte sexuel surgit éventuellement. Cela, la
culture humaine refuse absolument de l'accepter. Pis encore, elle
prétend imposer l'acte sexuel entre « conjoints ». Si
une femme couche avec un homme, elle risque de rencontrer la
revendication d'un « engagement » : une sorte
d'abonnement exclusif joint à un harcèlement incessant pour
s'accoupler à nouveau. Une amie, poursuivie de la sorte par un
homme, me disait : « j'ai eu tort d'accepter de coucher une
fois avec lui ». Une autre amie qui avait également couché eu
droit à pire : être pourchassée et menacée par un homme qui
prétendait à une sorte de « titre de propriété »
sexuelle sur sa personne.
Chose qu'on ignore ou feint d'ignorer, tout l'édifice
social humain repose sur le sexe : les interdits et obligations
sexuelles sont la base-même de la famille. Un frère ou un père
diffère d'un mari de par l'interdiction de coucher avec. Un mari
diffère d'un autre homme de par l'obligation de coucher avec. Si on
ne couche plus avec son mari, c'est qu'il y a « problème ».
Ce sont-là les bases-même de l'organisation sociale humaine et ceux
qui le nieront sont simplement de mauvaise foi.
On ne peut et doit s'accoupler qu'entre individus de
sexes opposés en vue de se reproduire. Cela, c'est la base de la
règlementation des ébats sexuels humains. Tout le reste représente
une fraude plus ou moins « honteuse ». Dans les années
trente du siècle dernier, une femme honorable se mariait ou devenait
religieuse ou à la rigueur « vieille fille ». Celle qui
couchait était une « fille », c'est-à-dire une garce,
une pute.
Aujourd'hui, les mêmes concepts règnent, plus
sournoisement. Une fille qui couche est « une salope ».
Et certains ajoutent que ce qualificatif est « élogieux »
!
Une fois encore, on trouvera des gens pour nier que la
situation est toujours la même que hier, maquillée avec de jolies
couleurs. Il suffit d'un événement médiatique quelconque pour voir
surgir une armée de cros-magnons contemporains qui expriment avec
vigueur leurs certitudes de « mâle supérieur ». Quand
Nicolas Sarkozy a épousé Carla Bruni, il s'est trouvé un tas
d'imbéciles pour reprocher à Carla d'avoir connu sexuellement un
certain nombre d'hommes avant. Quand on a accusé Dominique
Strauss-Kahn d'avoir violé Nafissatou Diallo, il s'est trouvé
d'autres crétins pour affirmer qu'un viol de domestique ce n'était
pas grand chose.
Mais qu'est-ce que la Communauté singe ? C'est
un phénomène omniprésent et discret.
Qu'est-ce qui rapproche deux êtres humains
affectivement ? Ce rapprochement, quand il est fort et réel se passe
au niveau singe.
Parlant de la raison de son amitié pour La Boétie,
Montaigne disait : « parce que c'était lui, parce que c'était
moi ».
Montaigne était monarchiste et légitimiste. La Boétie
a écrit un ouvrage contre le pouvoir d'un homme sur la masse. Ils
étaient bien différents.
Un vieux dicton résume bien les choses : « le
cœur a ses raisons que la raison ignore ». Ici, les raisons du
cœur, c'est le singe, et la raison, c'est la société humaine.
Le singe quand il se rapproche d'un ou plusieurs autres
singes forment une Communauté singe. Celle-ci échappe
complètement à la raison humaine.
Deux jeunes nobles : Gauthier et Philippe d'Aunay, ont
payé de leur vie jadis d'avoir connu une Communauté singe
avec deux princesses royales : Marguerite et Blanche de Bourgogne.
Cela se passait en 1314 à Paris. On peut trouver d'autres exemples
plus ou moins illustres où de tels rapprochements des plus périlleux
interviennent. A partir du moment où la voix du singe parle en nous,
la raison abdique. Et pour quelques câlins qu'on peut trouver sans
dangers ailleurs, on risque sa vie. Ce genre de situations est un
thème littéraire classique.
Dans la vie courante, la voix du singe va s'imposer en
de multiples situations. Le « sexe » n'est pas uniquement
concerné. L' « amitié », c'est-à-dire l'amour châtré,
est aussi concerné. Mais la proximité du sexe cause toujours le
trouble. D'où, par exemple, la véhémence de mon ami pour se
défendre de coucher avec la jolie fille qu'il héberge
régulièrement.
Les petits singes, c'est-à-dire nous tous à nos
débuts, ignorent parfaitement ces « savantes »
subdivisions : « amour », « amitié »,
« sexe », etc. Ils jouissent des caresses sans y penser.
Ainsi, quand on les lave, si on leur passe un gant de
toilette tiède et mouillé sur la peau, ils vivent cela comme une
caresse. Si elle se répète ils en sont ravis. Un coup pour les
savonner, un coup pour les rincer. Ils ignorent absolument la raison
de ces deux passages successifs.
Puis, on leur apprend la notion de propre et de sale,
d'hygiénique, de médical et l'« autonomie » : se laver
seul, une des plus effroyables absurdités inventées par l'homme.
Alors que toutes les espèces animales se font un plaisir de se laver
l'un, l'autre, l'homme adulte se lave seul ! Ceux qui ont expérimenté
d'être lavé par leur petite amie ou leur petit copain savent le
plaisir que cela représente. A cette horrible concept d'autonomie
vont s'ajouter la honte du corps, l'horreur de la nudité complète,
baptisées « pudeur » et qualifiée de « naturelle ».
Quand le jour viendra où, malade, affaibli, une jolie
infirmière où un bel infirmier vous lavera, à moins d'être
gâteux, vous ne vivrez pas en général cela comme un câlin, mais
tempérerez votre émoi éventuel par la raison : « il ne
s'agit pas de câlins, mais de soins infirmiers » ! Pauvre être
humain miné par la « raison » !
Toutes ces considérations paraîtront un aimable
badinage sur les mérites et démérites de la « Civilisation ».
Malheureusement, comme cela arrive souvent, du badinage on passe au
drame.
Chaque année, des dizaines de milliers de jeunes gens
et jeunes filles, et aussi de moins jeunes, se suicident pour cause
de « chagrin d'amour ». Un certain nombre ratent leur
suicide et restent handicapées à vie.
J'ai, pour ma part, entendu deux anecdotes : il y a une
vingtaine d'années, une jeune fille âgée de seize ans, s'est jetée
sous le métro parisien, a survécu, mais a perdu une jambe et un
bras. Autre anecdote : un conducteur du métro en entrant en station,
voyant une voyageuse se jeter sous sa rame, freine désespérément.
Puis se précipite pour voir et aperçoit, écrasée sous les roues,
une jeune fille qui murmure : « pourquoi j'ai fait ça ?
pourquoi j'ai fait ça ? » et meurt. Le conducteur gravement
choqué s'est ensuite retrouvé à l'hôpital.
Des anecdotes comme celles-ci, la police et les pompiers
pourraient en rapporter des centaines. Certes, tous les suicides ne
sont pas causés par des chagrins d'amour, mais beaucoup. Et ces
suicides, au delà des apparences, sont causés par un motif tout
autre que ce soi-disant amour qui ne mérite pas du tout qu'on meurt
volontairement pour l'avoir vu s'échapper.
La vraie raison est un drame général propre à notre
société « civilisée » : le sevrage calinique.
Petit, tous nos contacts doux sont vécus comme des
caresses. Même si notre entourage est très peu câlin, on nous
lave, par exemple. Et ce nettoyage est vécu comme un câlin.
Ensuite, devenu « grand » voilà que, dès
un âge assez tendre, on cesse les câlins. En tous cas la plus
grande partie d'entre eux.
C'est vrai en particulier avec la toilette.
Le résultat est que nous développons une fringale
phénoménale de toucher. Celle-ci est intériorisée. Certains
diront « refoulée », ce qui, ici, revient au même.
Quand, l'âge et les hormones aidant, viendra le moment
des caresses rêvées ou vécues avec un ou une partenaire de sexe
opposé ou non, cette fringale va se réveiller. Si à ce moment
survient une déception, le risque existe de sombrer dans un
désespoir noir. D'autant plus que perdu dans la « civilisation »
nous allons souvent croire que la personne qui va nous caresser et
être caressée par nous est absolument unique, remarquable et
irremplaçable. Cette illusion totalement absurde et encensée par la
littérature s'appelle « le Grand Amour ».
Privé de « Grand Amour » il ne nous restera
plus alors qu'à envisager le suicide : la vie ne mérite plus d'être
vécue, croirons-nous. Cela est archi-faux. Le savoir. Connaître la
nature du drame du sevrage calinique que nous avons connu, du réveil
de la fringale calinique et des illusions entourant le ou la
partenaire rêvée pour échanger des caresses, devrait nous aider à
éviter le suicide. Si mon analyse est juste, la faire connaître
permettrait de sauver la vie de milliers de gens et éviter de voir
de très nombreuses familles plongées dans de terribles deuils
causées par la mort volontaire, subite, révoltante et
incompréhensible de quantité de jeunes gens et jeunes filles
apparemment équilibrées.
Basile,
philosophe naïf, Paris le 22 octobre 2012
1180 La caresse et l'ivresse endorphinienne
1181 Modélisation erronée, mythologie sexuelle et ivresses
1182 La vie
1183 Prostitution conjugale, analcâlin et haine de soi
1184 Le complot
1185 Les trois motivations
1186 Encore deux blagues
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