Mon père, Georges,
parlait quatre langues : le russe, sa langue maternelle, puis le
français et l'allemand couramment, et l'anglais, un peu moins bien.
Sa parfaite connaissance de l'allemand lui avait été utile durant
la guerre, quand il était prisonnier de guerre français en
Allemagne. Car il ne su pas éviter la captivité. Pris avec des
centaines de milliers d'autres, durant les premières deux semaines,
il avait, comme eux, attendu les ordres officiels de retour à la
maison. L'intendance allemande, débordée par la pléthore de
prisonniers, mis deux semaines avant d'amener les barbelés pour
enfermer ses captures. Durant tout ce temps-là, n'importe quel
prisonnier pouvait fuir sans problèmes, mais la plupart restèrent
bêtement sur place, respect des formalités et grégarité aidant.
Ce qui valut à mon père trois années de captivité, notamment dans
le vaste stalag VIII A de Görlitz, en Silésie, où il fit du théâtre. Ce camp
comptait je crois 12000 prisonniers belges et français.
Au cours de son séjour,
sa connaissance de l'allemand fit que mon père postula sans
problèmes en 1942 à un emploi à Berlin. Sa démarche ne fut pas
couronnée de succès. Ce qui lui évita de se retrouver peut-être
écrasé sous un des nombreux bombardements que subi la capitale
allemande. Et s'il s'en serait sorti après avoir obtenu ce poste, de
me retrouver fils de collaborateur.
Après la guerre, ses
connaissances linguistiques et ses diplômes scientifiques firent que
mon père devint traducteur scientifique. Il remplissait surtout des
fiches avec des résumés pour le Bulletin signalétique du
Centre national de la recherche scientifique où il était
extracteur. Un travail payé à la pièce et guère payé au total,
d'où fréquentation assidue de la vache enragée par ma famille. Mon
père disait qu'il était incapable de prendre un emploi régulier,
car se lever le matin tôt lui donnait « de terribles crises
d'éternuements » (sic). Je crois surtout que cette éventualité
professionnelle lui échappait pour cause de bien réelles crises de
capilopalmie.
En 1965, pour de
mystérieuses raisons, il accepta de devenir rédacteur en chef de
l'édition intégrale en français de la revue soviétique
Radiohimia, qui paraissait en russe. Cette édition française
participait du programme français de la « force de frappe »,
autrement dit l'armement nucléaire, voulu pour la France par le
général De Gaulle dans les années 1960. Nous avons donc été
bénéficiaires, moi y compris, de cette œuvre de mort qu'on appelle
la bombe atomique.
J'ai découvert des
années plus tard, qu'avec ses 4000 francs mensuels en 1965 mon père
était parmi les salariés français très bien payés. Ce qui ne se
sentait guère à la maison, car mes parents – d'origines privilégiées
tombés vers 1950 dans une situation prolétarisée, – avaient continué
à dépenser sans tenir de budget, comme s'ils étaient toujours
riches. Résultat, qu'on ait peu ou beaucoup d'argent, vers le 8 du
mois il n'y avait plus rien à la maison.
En tant que rédacteur en
chef de Radiochimie, le titre français de la revue soviétique
traduite, mon père avait une secrétaire, Josette, épouse d'un
inspecteur de l'antigang, et allait dans une cantine. C'était à
Paris 15 quai Anatole France, où il m'invita. Et où je découvris
pour la première fois de ma vie le poisson surgelé en rectangles
chapelurés qui venait d'apparaître en France.
Tous les mois, en tant
que salarié du CNRS, mon père avait accès à une sorte de
coopérative : le CAES du CNRS. Il recevait une feuille à remplir
pour prendre des commandes alimentaires à des prix intéressants. Au
nombre des commandes, nous prenions beaucoup de conserves. C'est
parmi celles-ci que j'eus la surprise de découvrir un jour une conserve
nouvelle que je n'avais jusqu'à présent jamais rencontré : des
tomates pelées en boîte !
Il y avait aussi bien sûr
des douceurs, au nombre desquelles des biscuits je crois fourrés. Un
jour je subtilisais pour moi seul un paquet. Et le cachais au pied de
l'arbre de Noël, ce qui indique la période de l'année où ça se
passait. Ma sœur me demanda si je savais où étaient les biscuits.
Je répondis non. Je mentis. Et c'est là que commence mon histoire
tibétaine.
A peu de temps de là,
mon père me raconta la chose suivante : « les Tibétains
considèrent que le mensonge est pire que le vol ». L'idée me
séduisit. Et je décidais de ne plus mentir. Le mensonge à ma sœur
à propos du paquet de biscuits est le dernier mensonge que j'ai fais
de ma vie. Ça fera ces jours-ci exactement cinquante ans.
En tout et pour tout j'ai
fait deux presque mensonges depuis un demi siècle. Une fois à mon
travail où on me persécutait pour me faire démissionner j'ai fait
semblant je ne sais plus de quoi. Et une autre fois, à une personne
gravement dépressive et angoissée, je n'ai pas répondu parce que
je me suis rendu compte que chercher à répondre l'angoisserait
encore plus. On ne peut pas dire que c'était vraiment des mensonges.
Pour le reste, je me suis librement imposé la discipline de ne plus
jamais mentir. C'est une forme d'hygiène de vie. Elle peut créer
des situations difficiles. Mais rien ne vous oblige non plus à
raconter votre vie ou insister sur des désaccords. Suite à une
réflexion que je me faisais à propos de deux amis, je repensais
aujourd'hui soir à cette décision de ne plus mentir que j'ai prise
à l'âge de quatorze ans. Ces amis, je l'ai constaté, mentent
chaque fois que ça les arrange. Comme fatalement ils mentent
visiblement, ils perdent ainsi leur crédibilité.
Ne pas mentir a des
conséquences très vastes. Avec ma « vie amoureuse »,
l'absence de mensonges m'a mis dans des situations difficiles. Ainsi,
dans les années 1980, j'étais très amoureux d'une jeune femme qui
s'abstenait de m'inviter à venir la voir et ne venait pas me voir.
Un jour, je n'en peux plus de ne pas la voir. Je débarque chez elle
impromptu. Elle n'est pas là. Je reviens une autre fois, elle est là
et m'accueille fort aimablement. « Comment ça se fait que tu
es là ? » me demande mon amie. Le dernier des couillons aurait
sorti le mensonge passe-partout du genre : « je passais dans le
quartier et j'ai pensé voir si tu étais là ». Mais moi, lié
par ma promesse à moi-même lui ai répondu que j'étais venu exprès
la voir. Elle s'est alors fâchée et m'a mis à la porte.
Une autre fois une sorte
de flirt très jaloux me parle au téléphone. Je ne lui cache pas
que je suis avec une amie. Elle s'en est offusquée. Et par la suite
a rompu les relations en m'accusant quasiment de chercher à avoir
deux maîtresses ! Un autre à ma place aurait dit au téléphone
qu'il est seul.
Quand on ne ment jamais,
on réalise que la plupart des mensonges sont aussi peu
indispensables que possible. Quand on est en retard, par exemple, il
n'est pas nécessaire d'invoquer des difficultés de transports
imaginaires. On est en retard, voilà tout. Quand on oublie un
rendez-vous, on oublie un rendez-vous, c'est tout. Ça n'est pas la
fin du monde si on l'avoue. Je crois que ne pas mentir non seulement
ne vous attire pas d'ennuis, mais vous en évite de très très gros.
Et vous fait gagner sans efforts l'estime de bien des gens qui
sentent votre franchise.
Moins on ment, plus ça
devient difficile de mentir. Et on perd l'habitude de mentir à tous
bouts de champs. Ne pas mentir rend consciencieux et précis, car on
ne veut pas non plus mentir par inadvertance, négligence,
involontairement. Depuis plus de 22 ans que je fais renaître le
Carnaval de Paris, plus d'une fois on m'a encouragé à mentir.
« Annonces qu'il y a une foule qui vient, même si c'est faux,
comme ça elle viendra ! » Eh bien non, je me suis toujours
appliqué à dire la vérité. S'il y a 2000, 3000 ou 4000
participants, j'annonce 2000, 3000 ou 4000 participants. Je n'annonce
pas 20 000, 30 000 ou 40 000 participants. J'ai vu des gens avancer
des chiffres fantaisistes de participations au Carnaval de Paris.
Résultat, des personnes s'attendant à voir 40 000 participants et
en voyant jute 3500 repartaient déçues et furieuses. Moi je dis :
« l'important c'est d'être heureux ensemble à la fête. Et
être déjà 4000 c'est très bien. » Je me rends compte que
la décision que j'ai prise il y a cinquante ans de ne plus mentir
a orienté et changé ma vie fondamentalement. M'a donné rigueur,
précision, respect, écoute. En 1965, je suis devenu un peu
Tibétain.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 2 novembre 2015
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire