Mon père, qui était né
en 1909 en Russie dans une famille très aisée, m'a dit un jour :
« Tu sais, une chose que j'ai connu et qui a disparu sans que
personne ne le remarque, c'est le fait qu'avant, dans les
habitations, tous les coins n'étaient pas systématiquement
éclairés. Quand il y avait un éclairage allumé, certains coins de
la pièce restaient plongés dans l'ombre et c'était considéré
comme normal. » Ce n'est pas la seule chose habituelle qui a
disparu ainsi. Au début des années 1930, mon père était élève à
l'Institut de Chimie de Paris. On manipulait là beaucoup de
verreries, genre grands ballons en verre. Quand il arrivait qu'on en
casse involontairement, une voix joyeuse s'élevait automatiquement
pour la plaisanterie de circonstance : « Faites chauffer la
colle ! »
Parce qu'à l'époque,
une des colles les plus connues en France était la colle forte ou
colle de peau de lapin qui nécessitait d'être chauffée pour sa
préparation. La colle forte était encore utilisée couramment dans
les bureaux de poste parisiens au milieu des années 1970. Depuis,
mis à part en de bien rares endroits, on ne la trouve plus
utilisée nulle part à Paris.
Dans les boucheries, la
viande était coupée sur de très grosses planches à découper en
bois que les bouchers raclaient régulièrement, faisant des copeaux
pour les nettoyer. Elles ont été interdites. Tout comme les
célébrissîmes pattes de lapins porte-bonheurs qui se trouvaient
avant sur toutes les carcasses de lapins mises en vente et qui ont
été prohibées un jour pour raisons d'hygiène.
Dans une chanson créée
par Paulin en 1900, plus tard chantée par Fernandel, apparaît la
caissière du Grand Café, « assise derrière son encrier ».
Il n'y a plus d'encriers nulle part ou presque. Les enfants à
l'école portaient des blouses. L'usage du stylo à bille leur fut
longtemps interdit. Il fallait obligatoirement utiliser un stylo à
plume ou un porte-plume. Qui s'en souvient à présent ?
Il y a une chose que j'ai
vu de mes yeux disparaître à Paris, ce sont les restaurants
ouvriers. On appelait ainsi des restaurants pas chers, faisant de la
cuisine familiale, où les ouvriers et employés avaient l'habitude
de venir manger régulièrement. J'en ai connu un, en 1973, il y a
tout juste quarante ans. Il se situait dans le dixième
arrondissement et était bondé à l'heure du déjeuner. Je n'ai pas
eu de chance ce jour-là. La viande bouillie qu'on a servi devait
être avariée et j'ai eu ensuite l'estomac dérangé. En 1977,
durant les vacances de Pâques, j'ai été à Avignon et, cherchant un
restaurant pas cher, j'ai abouti place des Corps Saints dans un
restaurant ouvrier avignonnais. Il me semble qu'il possédait la
particularité caractéristique de ces lieux de restauration : une
étagère à petits casiers où les habitués déposaient leur
serviette et leur bouteille de vin.
J'ai connu dans les
années 1980 peut être le dernier restaurant ouvrier du quartier
parisien de Plaisance. Il s'apprêtait à fermer et se situait rue de
Plaisance. La patronne m'a dit que c'était suite à l'augmentation
vertigineuse des taxes qu'elle ne s'en sortait plus. Une chose m'a
été raconté à propos des restaurants ouvriers qui mérite d'être
rapportée. On m'a dit qu'avant, il y a plus de quarante ans, les
employés et ouvriers qui venaient manger dans les restaurants
ouvriers étaient fiers de leur identité professionnelle et
affichaient avec plaisir leur tenue de travail. Ce fait rejoint une
autre précision que m'a donné un boucher en 1993 : les
apprentis-bouchers et les bouchers français nouaient différemment
leur tablier suivant leur région. Ils marquaient ainsi leur
appartenance géographique. Et jusqu'aux années 1960 au moins, les
mineurs, en dépit de l'extrême dureté et insalubrité de leur
labeur étaient fiers d'être mineurs. Les cheminots l'étaient
aussi. Et, au début des années 1970, il était courant de
rencontrer des retraités qui étaient fiers d'avoir passé leur vie
à travailler en usine. Tout ceci paraît terminé. Il n'y a plus
guère que les compagnons a rester fier de leur profession. Ce besoin
de posséder une identité visible, ne pas être anonyme, se
retrouvait aussi jadis chez les membres des goguettes, qui portaient des rubans, écharpes et décorations de fantaisie.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 17 janvier 2013
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